C’est de Provence que seraient originaires les Estienne. Ceci étant, ce nouvel article ne reviendra ni sur le Mistral que je vante trop souvent (pas mal…) ni sur la recette du pistou tant il est vrai que la saison a passé. Et pis ’manque l’ail…
Au printemps dernier, cela faisait deux ans que j’avais acheté mon premier livre. Celui là même qui précipita l’ouverture de mon blog avec, en guise de post inaugural, l’article – copieux – sur Plantin et les Moretus. Un an plus tard, je me tâtais d’écrire un article-anniversaire quand, sur la même foire aux livres, j’achetai un Elzévir d’Abraham et Bonaventure. Mais, sans être blazé pour autant, cette belle copie de la République romaine ne devait pas m’inspirer autant que l’autre petit vélin. Il faut bien reconnaitre – et D. B. Updike de le scander avec la délicatesse qui le caractérise – ces éditions elzéviriennes « de poche » sont, dans leur invariable constance typographique, d’un ennui profond.
Comme je n’ai donc pas sacrifié au rite
de la première bougie, et bien je vais prendre pour prétexte une acquisition
plus récente, deux ans après la première, pour célébrer le deuxième
anniversaire de mon blog à moi et parce qu’il le vaut bien !
Composition
automnale sans vanité (c’est juste pour l’échelle). Attention, les noix sont
assez petites, les noisettes très grosses... À votre gauche, un veau brun
tacheté. À sa droite, un vélin. Et happy halloween!
En mai ou juin dernier je faisais coup
sur coup deux très belles affaires. Il faut dire que je ne peux pas m’asseoir
aux plus belles tables quand il s’agit d’emporter des ouvrages du XVIe
siècle ; ce sport qui se pratique souvent aux enchères est dominé par des
pro et ses gains de très grande valeur. Alors moi, je m’offre un beau livre de
loin en loin. On ne peut pas même parler de collection ; mon projet est de
me doter d’exemples-clefs de l’histoire de l’impression typographique. Aussi,
je suis heureux de trouver telle marque d’imprimeur et les formes associées ;
et quand je peux me l’offrir !!! Je ne suis pas suffisamment érudit pour
accéder à la richesse des contenus, le plus souvent en latin, de ces volumes
anciens. D’ailleurs, les deux livres que je vais croiser ici ne sont que des
volumes isolés de leur présentation complète.
Oh le beau filigrane ! De quoi nous renseigner encore mieux sur le format du papier, qui fait celui du livre ; c’est un in-folio, soit un seul pli par planche avant de les réunir en cahiers. Le motif aux raisins nous donne une idée du format rogné a posteriori. (c’est le livre allemand, celui là…)
Dans l’autre livre
(le vélin), on a un grand filigrane à la fleur de lys sur le feuillet blanc de clôture
associé à un nom (?). Au fil du livre, une autre marque récurrente et plus
petite figure comme une lettre éclairée barrée et finissant en queue de poisson…
Ce volume est présenté lui aussi comme un in-folio. Mais ces appellations sont
sujettes à caution dans les notices plus récentes où on ne raisonne plus en termes
de fabrication mais simplement d’« aspect ». On peut se trouver
aussi, dans ces « grandes tailles » en présence de grands in-quarto ;
les planches imprimées, deux fois plus grandes, sont pliées deux fois. C’est
peu probable au regard de la largeur des platines des presses du XVIe
siècle…
En cherchant plus,
on peut sans doute retrouver le papetier… quand il y a un nom.
Je rêvais depuis que j’ai ouvert cette
(mini) bibliothèque de livres anciens d’en dégoter un – sinon plus vieux que
les précédents – composé dans des caractères primitifs. Le champ de
l’incunable, voire du « post-incunable », de ces ouvrages pionniers
de l’imprimerie souvent composés en caractères gothiques, étant absolument hors
de portée, je pensais plutôt aux premiers romains. Je me suis déjà ouvert de ma
passion pour les âges des Geoffroy Tory, Simon de Colines et autre Josse
Bade ; les années 1520-1530 entre le Clos-Bruneau et la Via Jacobi. Quand les éditions
vénitiennes étaient au parfum de la modernité mais que ces parisiens préféraient encore des formes plus
« old-fashioned ». Alors, ce n’est pas chez ceux-là que j’ai pu
trouver mon bonheur – pour l’instant ! – mais juste outre-Rhin, dans
l’édition qui était alors réputée allemande et pas encore suisse, à Bâle (et moins cher que du Lars-Müller de Zürich!!!)
Voici donc notre premier challenger. Ladies and gentlemen, in the left
corner, let me introduce Jérôme Froben:
La marque des
Froben (ici, en fin d'ouvrage) composée : 1. du caducée, ici symbole de l’échange, comme celui du
deal mutuellement profitable entre Hermès et Apollon ; un instrument de
musique contre un bâton… 2. Le basilic, sorti d’un œuf de coq produit de ses
amours avec un batracien – et là, me viennent quelques lyrics de Fuzati qui dit
« saut(er) du coq à l’âne comme dans une partouze à la ferme. (sic) » –
est un monstre assez peu sympathique, qui, s’il peut incarner la puissance
royale est plus souvent rattaché à Satan. Bref, une sale bête qui tue rien
qu’avec ses yeux… revolver. Aussi, le pauvre pigeon (3.) arbitrant les deux
chimères représente comme jamais la plus inconsciente béatitude des columbidés
qui, on le voit très bien ici, confine à la débilité absolue.
Attention, ne pas
confondre ce bâton avec la lance entrelacée d’un serpent et d’olivier qu’investissait
Robert Estienne pour ses éditions en grec…
Mais pour qu’il y ait match, il faut un
autre champion. Et là, j’ai dégoté LE poids lourd, genre à faire défriser Don
King. J’y croyais pas en le découvrant sur la toile. Surtout que celui-là vient
bel et bien des bas-fonds du quartier de l’université, dans le 5e !!!
J’ai nommé Robert Estienne, sa majesté lui-même !
Cette marque est celle de la première édition du thesaurus, en 1531.
Cette autre marque de la première édition du même dictionnaire dans le deuxième tome d’une impression de 1536. Un retirage de celle de 1531 ?
Pas de traces dans
les différentes numérisations en ligne de la page de titre de l’édition de
1543 (celle dont on va parler).
Le tome Q-Z de la
BNF ne possède pas non plus de faux-titre ni de titre figurant la marque. La clôture
du volume est des plus sobres, finissant sur le colophon (ou plutôt la mention
légale) immédiatement après la dernière entrée de la table des matières, et
mentionnant uniquement le lieu, l’imprimeur et la date. Ce qui tendrait à m’assurer
que mon volume est complet (ou aussi incomplet que celui de la BNF !)
Dans la plus
grande marque, la formule d’humilité propre aux éditions en latin d’Estienne et
plus compacte, réduite au seul « Noli
altum sapere » ; « ne vise pas trop haut dans le savoir ».
Toute développée, la devise se clot par « sed
time » ; « mais crains ». Aussi, le sage souvent
associé à l’image pourrait élaguer l’olivier qui pousse trop ou constaté les vaines réparations qu'on devine sur la deuxième marque?
On notera encore
que dans ces premières éditions l’imprimeur ne se distingue pas encore comme
typographe du Roi ; il n’accédera à cette chaire qu’autour de 1540.
Voici donc deux ouvrages contemporains et
de deux grandes maisons, deux grandes familles d’imprimeurs qui chacune dans
leur région marquèrent l’histoire de leur métier.
Il n’y a pourtant pas de liens flagrants
entre leurs deux maîtres d’œuvre au-delà de leur érudition réputée, de leur
savoir-faire et encore, naturellement, de l’humanisme caractéristique de
l’époque. Dans la plus grande Histoire du livre on admettra d’ailleurs plus
volontiers Johann que Jérôme chez les Froben comme, a contrario, le fils
éclipsera le père chez les Estienne (le nom de Robert par-dessus Henri l’ancien.
Henri II, fils de Robert ne surpassera pas son père à la postérité).
Pourtant je les ouvre ensemble, non pas
pour les comparer, ni même parce qu’ils sont rentrés en même temps. Mais ce
sont deux témoins de grandes évolutions et pas tout-à-fait synchrones.
Je le disais au-dessus, ce sont d’abord
les types romains primitifs qui m’intéressaient quand je découvris ces
occasions. J’entends par « primitifs » les premiers caractères
romains qui ne tardèrent pas à l’emporter sur les formes gothiques héritées du
manuscrit dont s’inspirèrent les pionniers depuis Gutenberg. Mais cette seule filiation
avec le manuscrit ne suffit pas à distinguer les seconds des premiers ! En
effet, les romains qui apparurent quelques quinze ans après
« l’invention » de l’imprimerie en Occident sont, eux aussi, produits
de l’écriture. Seulement, ils ne sont pas issus de modèles de textura mais des
écritures humanistiques d’alors. Et pas que. Les formes plus lapidaires de la
capitale romaine sont aussi de leurs gênes ; en témoignent les premières
intentions de Felice Feliciano ou encore de Lucas Pacioli et sa fameuse
proportion divine. Ces différents contributeurs de l’invention des types
romains (dans les capitales, du moins) ne réfléchissaient d’ailleurs pas tant
aux formes de l’édition qu’à celles du texte dans l’architecture comme
pouvaient aussi y penser d’autres peintres et architectes du revival antiquisant
de la renaissance italienne. On pourrait aussi trouver quelque paternité dans
la minuscule carolingienne dont les scriptes humanistiques s’inspirent…
Mais revenons à nos caractères romains
dont le nom fleure bon la Ville éternelle. Ils voient pourtant le jour au
dessus des Alpes ! – Ou autrement « en import » en Italie. Harry Carter en attribuait la première
émission au mystérieux imprimeur « au R » que l’on connait maintenant
comme Adolf Rusch actif à Strasbourg dans les années 1460-70-80 (?)
Aujourd’hui, et en me référant à un excellent article de John Boardley publié sur son blog I love typography (lien) en avril dernier, l’imprimeur au « R
bizarre » est contesté par ses deux confrères Sweynheim et Pannartz,
respectivement allemand et tchèque. Ces derniers proposent un nouvel alphabet
dans leur Cicéron de 1465 imprimé à
Subiaco, pas très loin de Rome – on notera que ces imprimeurs sont transalpins-de-l’autre-côté !
Bon, si ces formes rompent avec les
modèles encore gothiques en usage, elles demeurent un peu bâtardes, encore très
brisées, notamment dans le ‘e’ ; présentent un ‘a’ franchement bizarre et
un ‘N’ capital étrangement oncial. L’auteur du dit article qualifie
intelligemment ces premières sorties de « proto-romain(es) » – là où Updike distingue lui des caractères « transitionnels »
entre gothique et romain.
Quoi qu’il en soit, les nouvelles formes
romaines sont en marche et vont se déployer notamment à Venise, portées entre
autres par les frères de Spire et Nicolas Jenson et, vers leur modernité, par
Alde et Griffo à l’orée du XVIe siècle.
Alors justement, et puisqu’on en parle,
les caractères romains prennent des formes plus modernes avec le fameux type
donné par Francesco Griffo pour le De
Aetna du cardinal Bembo imprimé par Alde en 1496. L’indice le plus immédiatement
repérable étant la barre du ‘e’ qui se redresse enfin. Ces caractères, encore
assez peu contrastés sont beaucoup plus dessinés ; leurs lignes plus fines
et tendues appellent déjà les Garamonds qui n’en seront que le prolongement.
C’est surtout l’émancipation de l’inspiration du manuscrit, de ses repentirs
« manuaires », qui distinguent les formes investies par Alde. On
quitte avec elles le « primitivisme » dont mon discours fait
l’article pour l’instant.
L'évolution du dessin des romains au regard de leurs réinterprétations numériques. D'abord le Centaur initialement imaginé par Bruce Rogers; suit le Bembo dirigé par Stanley Morison au début du siècle dernier. Enfin le Garamond dessiné par Robert Slimbach pour la firme Adobe et qui doit sans doute équiper vos postes...
Les deux bouquins que je partage ici sont
témoins de ces dernières évolutions.
Commençons par le premier – qui pourtant
est le second –, les Œuvres de Grégoire, dit le Grand et 1er du nom,
64e pape et, accessoirement, Père de l’Église. Ce tome isolé –
l’édition en compte deux – est l’œuvre de Froben fils et de son collaborateur
Nicolaus Episcopius, en 1551. À ce propos, il faut bien associer l’un à l’autre.
Mon volume ne convoque que Jérôme Froben, pourtant on trouve bien la mention Basilae apud Hieronimum Frobenium ET
Nicolaum Episcopium à la fin du tome II. Episcopius – on trouve parfois le
nom Bishop se substituant au
patronyme latinisé – est le beau-frère, ami et partenaire de Froben comme il
fut d’abord correcteur chez son père. Bâle est alors un des grands centres
culturels de l’édition. C’est le père de Jérôme qui a beaucoup participé à son
rayonnement. On est donc au beau milieu du XVIe siècle, quelques
cinquante ans après le développement des caractères romains que j’appelle
« modernes » ou classiques si vous préférez… Garamont a déjà dessiné
différents alphabets relayant le goût de Griffo ; ces derniers ont
commencé à envahir le paysage de l’édition parisienne – la place lyonnaise, en
prise directe avec l’Italie est elle aussi « à la page » – et ne
tarderont pas à gagner toute l’Europe (et même l’Angleterre !!!) via leur
diffusion par Plantin ou Sabon.
Plusieurs explications à cela. D’abord le
chemin des matériels investis par Jérôme Froben. Ces équipements sont,
évidemment, ceux de son père. J’ai vérifié. Mais, en remontant encore on trouve
un faisceau de relations révélateur. En effet, c’est auprès d’Amerbach, un des
initiateurs du style romain à Bâle que Froben père entre dans le métier
d’imprimeur. Johann Amerbach nous a légué des correspondances avec… Adolf Rusch,
l’imprimeur du R. Aussi a-t-on un schéma étonnamment direct (et linéaire)
depuis les toutes premières formes romaines et la dotation de Jérôme Froben. A
peu de choses près, il y a à peine deux générations entre l’introduction des
types romains dans cette région et l’exercice de Froben fils. Peut-être pas le
temps nécessaire ni le contexte, à cet endroit donné, pour observer de grandes
réformes ?
Pour autant, Johann Froben, dont j’ai
observé plus de traces, a su donner de belles éditions au goût italianisant
(j’entends plus « à la mode »). Elles sont plus rares, mais il lui
est arrivé d’imprimer en italique dans les petits formats (notamment in-12) en
habillant ses pages d’éléments de décors plus raffinés « dans le
ton ». Et puis il y a ce caractère perdu dans le blanc de tête des pages
de mon édition. Une belle garalde en corps palestine (proche de 24 points dans
les dernières mesures en vigueur) et en bas-de-casse de surcroît. Résolument
moderne, cette forme tranche assez radicalement avec le caractère de lecture
comme elle jure aussi avec les têtes de paragraphes dans des capitales et
petites capitales beaucoup plus rustres ; les petites capitales présentant
la même barre au sommet du ‘A’ que les majuscules du texte courant et un ‘M’
aux fûts écartés. Oldschool.
Au contact, une garalde en corps palestine (en haut de la page) et d'autres capitales plus archaïques qui hiérarchisent les informations...
Des indices du
goût italien en certains moments comme cette composition en pointe renversée.
L’usage des
italiques comme ces autres caractères du genre garalde montrent la perméabilité
de Froben aux nouvelles modes transalpines.
Un autre facteur, propre à la région,
peut expliquer cette persistance de types encore primitifs. C’est le goût plus
prononcé qu’ailleurs pour les gothiques. Leur résilience jusqu’au XXe
siècle est suffisamment éloquente. En effet, pendant que se forment les jeunes
caractères romains, les gothiques ne disparaissent pas mais évoluent. En
France, par exemple, les bâtardes prennent le pas sur la textura d’inspiration
internationale. En Allemagne, c’est la schwabacher puis la fraktur qui
s’imposent ; ces formes ont tôt fait de prendre toutes les parts de
l’édition vernaculaire – en langue allemande. C’est là un épiphénomène
manifeste. Aussi, après une période de rayonnement marquée par Johann Froben et
passées les années 1550, le souffle le plus moderne de la renaissance retombe un
peu dans les champs de l’édition en Allemagne. Si d’autres places sauront
malgré tout relayer les tendances les plus récentes, Bâle, Augsbourg, ou
Mayence ne sont peut-être plus autant « à la pointe ». Le passage
dédié dans Updike est, encore une
fois, brut de décoffrage quant à l’édition allemande du XVIe
siècle ; il parle de propositions « very
ugly and very obviously teutonic ». Sans commentaires. L’apport des
émigrés adhérents aux thèses luthériennes et fuyant la France redistribuera les
cartes dans ces régions – à l’instar de Robert Estienne qui déménagera son
affaire à Genève...
N’empêche que Froben (fils comme père)
imprimait sacrément bien et que ces romains là conservent une belle noblesse.
Cette même noblesse qu’on accorde encore à Jenson et ses types vénitiens et qui
ne manquera pas de fasciner un William Morris 350 ans plus tard.
Que c’est pratique ces petits registres qu’on trouve assez systématiquement dans les post-incunables juste après le « finis ». Et puis la mode passe. À cette époque, ils deviennent très rares…
Si on s’étonne à la découverte de belles
garaldes un peu esseulées en haut des pages du Froben, cet autre exemple
d’édition parisienne présente aussi une curieuse rencontre…
On la trouve en un seul autre endroit où elle a été, là-encore, dissimulée par un grossier collage...
On est là, avec Robert Estienne dans le
nec plus ultra de l’Âge d’or de l’imprimerie française. Pour rappel, le petit
Robert, fils d’Henri, 1er des Estienne, grandit auprès de Simon de
Colines avec qui il collabore avant de s’émanciper. Bob est un protégé de
François Ier, grand pourvoyeur des formes nouvelles de la
Renaissance et mécène des humanistes dans tous les registres artistiques. Il
est son imprimeur exclusif, notamment pour le grec dont le dessin est dû au non
moins célèbre Claude Garamont. Que du beau monde ! Aussi, et si bien
entouré, Estienne est non seulement au diapason des dernières tendances, mais
c’est lui qui donne le la 440. Le thesaurus dont je possède le dernier tome (de
Q à Z ; pratique !), et qui n’en est plus à sa première édition, est
déjà un must have pour les érudits de
l’époque. Il le restera longtemps et sera réédité au delà des Estienne, Robert
et son fils Henri (II). Le concept même du thesaurus, sorte de dictionnaire
fondé sur les « trésors » de la langue et s’appuyant sur les Pères de
la littérature antique est le plus souvent attribué, dans les champs de l’édition,
aux Estienne.
Au regard de l’environnement de Robert
Estienne, rien d’étonnant à trouver dans ces réalisations les types et les
présentations les plus modernes. Aussi, le caractère de texte, un philosophie, soit +/- 75 mm mesurés sur
20 lignes sans interlignage, est un romain du genre garamond ; le grand
fournisseur de caractères n’était-il pas des prestataires de la firme à l’olivier !
Quant à la maquette de cette imposante réalisation, elle est des plus sobres,
sans lourdeur ; les fameux alinéas – retraits en début de ligne dont Estienne
imposera l’usage – contribuant à l’ergonomie des différentes entrées et
facilitant la consultation de cet outil à l’usage des universitaires.
Considérant bien qu'il ne faut pas comparer l'incomparable (du discours en prose courante contre un dictionnaire), on voit quand même au travers des gris typographiques comme des rythmes de la composition une grande différence entre l'aspect massif du Froben et la respiration chez Estienne...
Le caractère courant témoigne de l’émancipation
d’Estienne qui, à partir des années 1530 complète ses équipements par de
nouvelles fontes quand, jusqu’alors, il se servait du matériel disponible chez
Simon de Colines. Les nouveaux types sont plus « légers », leur gris
typographique plus clair. Ils sont au goût des caractères de Griffo et parmi
les premiers à assumer la mode italienne comme une nouvelle donne. Hendrik Vervliet ne sait pas en donner
l’auteur (le graveur) mais ils intègrent une dotation très large qui renseigne
quasiment tous les corps utiles. Cerise sur le gâteau, mon thesaurus inaugure
un matériel tout neuf ; le petit-canon
qui foule les pages d’Estienne pour la première fois. Bon, pas de quoi pavaner non
plus ; on ne peut l’admirer que brièvement dans la table des matières et à
l’« achevé d’imprimer » ! Mais
quelle élégance ! Ses formes sont particulièrement élancées, les ascendantes
bien déployées (comme les jambes quand c’est en dessous), et le ‘e’ porte fièrement
la barre haut. Quant au dessin du ‘g’… quelle classe !
La première page
de la table des matière ; c’est là que tout arrive !
Un autre corps est utilisé pour introduire la table des
matières. Il est suffisamment grand pour mieux apprécier ses qualités. C’est un
gros romain et il pourrait être de Garamont
celui-là !!! C’est une fonte qu’Estienne possède très tôt. Dans ces
quelques lignes, un mot en grec ; plus excitant encore. En effet, c’est en
1542-43 qu’est livré le premier des célèbres grecs du Roi qui distingueront pour l’éternité Claude Garamont ;
savoir un gros romain, justement. Estienne en est, par ses récentes missions
royales, le dépositaire exclusif. Je ne sais pas bien apprécier les grecs en
particulier mais ce lyrisme emprunté à l’écriture caractérise des types d’une
élégance jamais contestée !
Tout ça est très bien. Mais alors, les autres
lettres moyenâgeuses qu’est-ce qu’elles foutent là ?!? Au moins, quand je
consulte tel article de mon Petit Robert
– rien à voir avec Bobby Estienne –, je rencontre un joli Bell Centennial qui
fait plaisir !
Et bien voilà, on a beau être au top des
tendances fraichement ramenées d’Italie, les formes préexistantes ont toujours
cours. On ne va pas taxer Estienne d’être réac’ côté édition. Et puis en France,
a contrario de ce que je développais plus haut à propos des gothiques, on sait
s’en passer. C’est même Simon de Colines et Geoffroy Tory qui éditent dès la
fin des années 1520 du liturgique en caractère romain ! Pour autant, ces
petites choses brisées et pointues que les pédants italiens ont déjà qualifiées
de « barbares » sont toujours dans le paysage. Et puis ce ne sont pas
les mêmes formes que celles dont s’accommoderont volontiers les allemands jusqu’au
XXe siècle. Nous, au moins nos gothiques sont méridionales ! Il
s’agit de modèle rotunda ou « sine pedibus » (elles n’ont pas de
pieds, les pauvres). On appelle ça des « lettres de sommes », ce qui
les distingue hiérarchiquement des lettres dites « de formes ». Les
premières étant dédiées historiquement à un usage courant pour le latin, les
secondes, incarnées par la textura, au genre liturgique, plus noble. Je l’évoquais
avant, d’autres modèles, plus cursifs vont se développer, notamment les
bâtardes en France.
Quoi qu’il en soit, les gothiques ne sont
plus à la mode en France, et pourtant… Sans doute faut-il voir dans ce choix d’Estienne
une note latiniste. Ces caractères, les plus méridionaux des gothiques,
ajoutent peut-être à l’ambition littéraire et scientifique du projet. Ce serait
comme une marque d’estime eu égard au contenu latin ; la plus grande place
étant dorénavant laissée au caractère romain. C’est le progrès et on ne l’arrête
pas. Aussi, ces réminiscences médiévales – qui ne sont pas régressives – font valoir
le parti pris de la modernité manifeste de Robert Estienne.
Voilà donc deux rencontres dans deux
ouvrages contemporains mais dans des proportions différentes. Ces titres
modernes étonnement seuls, surplombant les romains premiers de l’édition
bâloise. Et ces entrées gothiques soulignant le caractère au goût du temps dans
l’impression parisienne. Des flashs témoignant de mutations typographiques dans
ces âges encore jeunes de l’imprimerie. On connait l’issue ; les romains l’emportent
– et on leur en sait gré ! – et fixent ainsi le socle des formes qui sont
encore les nôtres. Il n’empêche, ces petits allers-retours old school-new
school offrent un sympathique voyage dans des pages d’une facture exceptionnelle
et qui rendent compte des plus belles heures de l’histoire du livre.
*
Comme digestif, la maison vous propose de
goûter les nombreuses lettrines présentes dans Froben. Et pis c’est pas n’importe
quoi ! La plupart de ces vignettes étaient du fonds de Johann Froben.
Celui-ci donna un peu de travail à un jeune artiste d’Aubsbourg, dans le sud de
l’Allemagne : Hans Holbein (« le jeune », fils bien nommé de son
père). Ses talents se retrouvent dans de nombreuses illustrations pour l’imprimeur.
Le portrait qu’on connait aujourd’hui de Johann Froben est l’œuvre d’Holbein. Doit-on
lui attribuer la marque au caducée ? Je n’ai pas d’éléments suffisamment
probants là-dessus. Mais sans doute quelques lettrines sont de la main du
peintre des fameux Ambassadeurs
accrochés à la National Gallery.
Côté lettrines, Estienne est autrement
avare ; less is more. On en trouve trois ou quatre dans un style criblé,
très nettes mais moins historiées. C’est la modernité, que voulez-vous…
Si certaines ne présentent que des éléments de décors végétaux-floraux, la plupart mettent en scène personnages et/ou animaux. Des motifs mythologiques ou fantastiques. Parfois des portraits de figures de l’Antiquité quand elles ne sont pas allégoriques…
Perso, j'ai un petit faible pour l'âne, les quatre fers en l'air dans sa basine (???)
Et il y en a encore plein d'autres...
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