Avertissement.

Chers lecteurs, parfois les textes se jouent des ordres que je voudrais pourtant leur donner et s'affichent dans des tailles variables, à leur gré. Je ne prétendrais pas exceller dans le print mais c'est moins catastrophique que dans le numérique!!!

mercredi 26 octobre 2016

Olive et basilic (old to the new, new to the old)



C’est de Provence que seraient originaires les Estienne. Ceci étant, ce nouvel article ne reviendra ni sur le Mistral que je vante trop souvent (pas mal…) ni sur la recette du pistou tant il est vrai que la saison a passé. Et pis ’manque l’ail…




Au printemps dernier, cela faisait deux ans que j’avais acheté mon premier livre. Celui là même qui précipita l’ouverture de mon blog avec, en guise de post inaugural, l’article – copieux – sur Plantin et les Moretus. Un an plus tard, je me tâtais d’écrire un article-anniversaire quand, sur la même foire aux livres, j’achetai un Elzévir d’Abraham et Bonaventure. Mais, sans être blazé pour autant, cette belle copie de la République romaine ne devait pas m’inspirer autant que l’autre petit vélin. Il faut bien reconnaitre – et D. B. Updike de le scander avec la délicatesse qui le caractérise – ces éditions elzéviriennes « de poche » sont, dans leur invariable constance typographique, d’un ennui profond.

Comme je n’ai donc pas sacrifié au rite de la première bougie, et bien je vais prendre pour prétexte une acquisition plus récente, deux ans après la première, pour célébrer le deuxième anniversaire de mon blog à moi et parce qu’il le vaut bien !


Composition automnale sans vanité (c’est juste pour l’échelle). Attention, les noix sont assez petites, les noisettes très grosses... À votre gauche, un veau brun tacheté. À sa droite, un vélin. Et happy halloween!
En mai ou juin dernier je faisais coup sur coup deux très belles affaires. Il faut dire que je ne peux pas m’asseoir aux plus belles tables quand il s’agit d’emporter des ouvrages du XVIe siècle ; ce sport qui se pratique souvent aux enchères est dominé par des pro et ses gains de très grande valeur. Alors moi, je m’offre un beau livre de loin en loin. On ne peut pas même parler de collection ; mon projet est de me doter d’exemples-clefs de l’histoire de l’impression typographique. Aussi, je suis heureux de trouver telle marque d’imprimeur et les formes associées ; et quand je peux me l’offrir !!! Je ne suis pas suffisamment érudit pour accéder à la richesse des contenus, le plus souvent en latin, de ces volumes anciens. D’ailleurs, les deux livres que je vais croiser ici ne sont que des volumes isolés de leur présentation complète.

 
Oh le beau filigrane ! De quoi nous renseigner encore mieux sur le format du papier, qui fait celui du livre ; c’est un in-folio, soit un seul pli par planche avant de les réunir en cahiers. Le motif aux raisins nous donne une idée du format rogné a posteriori. (c’est le livre allemand, celui là…)

Dans l’autre livre (le vélin), on a un grand filigrane à la fleur de lys sur le feuillet blanc de clôture associé à un nom (?). Au fil du livre, une autre marque récurrente et plus petite figure comme une lettre éclairée barrée et finissant en queue de poisson… Ce volume est présenté lui aussi comme un in-folio. Mais ces appellations sont sujettes à caution dans les notices plus récentes où on ne raisonne plus en termes de fabrication mais simplement d’« aspect ». On peut se trouver aussi, dans ces « grandes tailles » en présence de grands in-quarto ; les planches imprimées, deux fois plus grandes, sont pliées deux fois. C’est peu probable au regard de la largeur des platines des presses du XVIe siècle…
En cherchant plus, on peut sans doute retrouver le papetier… quand il y a un nom.

Je rêvais depuis que j’ai ouvert cette (mini) bibliothèque de livres anciens d’en dégoter un – sinon plus vieux que les précédents – composé dans des caractères primitifs. Le champ de l’incunable, voire du « post-incunable », de ces ouvrages pionniers de l’imprimerie souvent composés en caractères gothiques, étant absolument hors de portée, je pensais plutôt aux premiers romains. Je me suis déjà ouvert de ma passion pour les âges des Geoffroy Tory, Simon de Colines et autre Josse Bade ; les années 1520-1530 entre le Clos-Bruneau et la Via Jacobi. Quand les éditions vénitiennes étaient au parfum de la modernité mais que ces parisiens préféraient encore des formes plus « old-fashioned ». Alors, ce n’est pas chez ceux-là que j’ai pu trouver mon bonheur – pour l’instant ! – mais juste outre-Rhin, dans l’édition qui était alors réputée allemande et pas encore suisse, à Bâle (et moins cher que du Lars-Müller de Zürich!!!)
Voici donc notre premier challenger. Ladies and gentlemen, in the left corner, let me introduce Jérôme Froben:

 

La marque des Froben (ici, en fin d'ouvrage) composée : 1. du caducée, ici symbole de l’échange, comme celui du deal mutuellement profitable entre Hermès et Apollon ; un instrument de musique contre un bâton… 2. Le basilic, sorti d’un œuf de coq produit de ses amours avec un batracien – et là, me viennent quelques lyrics de Fuzati qui dit « saut(er) du coq à l’âne comme dans une partouze à la ferme. (sic) » – est un monstre assez peu sympathique, qui, s’il peut incarner la puissance royale est plus souvent rattaché à Satan. Bref, une sale bête qui tue rien qu’avec ses yeux… revolver. Aussi, le pauvre pigeon (3.) arbitrant les deux chimères représente comme jamais la plus inconsciente béatitude des columbidés qui, on le voit très bien ici, confine à la débilité absolue.
Attention, ne pas confondre ce bâton avec la lance entrelacée d’un serpent et d’olivier qu’investissait Robert Estienne pour ses éditions en grec…

Mais pour qu’il y ait match, il faut un autre champion. Et là, j’ai dégoté LE poids lourd, genre à faire défriser Don King. J’y croyais pas en le découvrant sur la toile. Surtout que celui-là vient bel et bien des bas-fonds du quartier de l’université, dans le 5!!! J’ai nommé Robert Estienne, sa majesté lui-même !

 
Cette marque est celle de la première édition du thesaurus, en 1531.

Cette autre marque de la première édition du même dictionnaire dans le deuxième tome d’une impression de 1536. Un retirage de celle de 1531 ?

Pas de traces dans les différentes numérisations en ligne de la page de titre de l’édition de 1543 (celle dont on va parler).
Le tome Q-Z de la BNF ne possède pas non plus de faux-titre ni de titre figurant la marque. La clôture du volume est des plus sobres, finissant sur le colophon (ou plutôt la mention légale) immédiatement après la dernière entrée de la table des matières, et mentionnant uniquement le lieu, l’imprimeur et la date. Ce qui tendrait à m’assurer que mon volume est complet (ou aussi incomplet que celui de la BNF !)
Dans la plus grande marque, la formule d’humilité propre aux éditions en latin d’Estienne et plus compacte, réduite au seul « Noli altum sapere » ; « ne vise pas trop haut dans le savoir ». Toute développée, la devise se clot par « sed time » ; « mais crains ». Aussi, le sage souvent associé à l’image pourrait élaguer l’olivier qui pousse trop ou constaté les vaines réparations qu'on devine sur la deuxième marque?
On notera encore que dans ces premières éditions l’imprimeur ne se distingue pas encore comme typographe du Roi ; il n’accédera à cette chaire qu’autour de 1540.


Voici donc deux ouvrages contemporains et de deux grandes maisons, deux grandes familles d’imprimeurs qui chacune dans leur région marquèrent l’histoire de leur métier.
Il n’y a pourtant pas de liens flagrants entre leurs deux maîtres d’œuvre au-delà de leur érudition réputée, de leur savoir-faire et encore, naturellement, de l’humanisme caractéristique de l’époque. Dans la plus grande Histoire du livre on admettra d’ailleurs plus volontiers Johann que Jérôme chez les Froben comme, a contrario, le fils éclipsera le père chez les Estienne (le nom de Robert par-dessus Henri l’ancien. Henri II, fils de Robert ne surpassera pas son père à la postérité).
Pourtant je les ouvre ensemble, non pas pour les comparer, ni même parce qu’ils sont rentrés en même temps. Mais ce sont deux témoins de grandes évolutions et pas tout-à-fait synchrones.
Je le disais au-dessus, ce sont d’abord les types romains primitifs qui m’intéressaient quand je découvris ces occasions. J’entends par « primitifs » les premiers caractères romains qui ne tardèrent pas à l’emporter sur les formes gothiques héritées du manuscrit dont s’inspirèrent les pionniers depuis Gutenberg. Mais cette seule filiation avec le manuscrit ne suffit pas à distinguer les seconds des premiers ! En effet, les romains qui apparurent quelques quinze ans après « l’invention » de l’imprimerie en Occident sont, eux aussi, produits de l’écriture. Seulement, ils ne sont pas issus de modèles de textura mais des écritures humanistiques d’alors. Et pas que. Les formes plus lapidaires de la capitale romaine sont aussi de leurs gênes ; en témoignent les premières intentions de Felice Feliciano ou encore de Lucas Pacioli et sa fameuse proportion divine. Ces différents contributeurs de l’invention des types romains (dans les capitales, du moins) ne réfléchissaient d’ailleurs pas tant aux formes de l’édition qu’à celles du texte dans l’architecture comme pouvaient aussi y penser d’autres peintres et architectes du revival antiquisant de la renaissance italienne. On pourrait aussi trouver quelque paternité dans la minuscule carolingienne dont les scriptes humanistiques s’inspirent…
Un document emprunté à l'article de John Boardley. Les différentes sources d'écritures qui conduisent à la création des caractères romains; la capitalis monumentalis, capitale romaine, [je passe sur l'espèce de rustica en 2.], l'onciale romaine, et enfin la caroline.

Mais revenons à nos caractères romains dont le nom fleure bon la Ville éternelle. Ils voient pourtant le jour au dessus des Alpes ! – Ou autrement « en import » en Italie. Harry Carter en attribuait la première émission au mystérieux imprimeur « au R » que l’on connait maintenant comme Adolf Rusch actif à Strasbourg dans les années 1460-70-80 (?) Aujourd’hui, et en me référant à un excellent article de John Boardley publié sur son blog I love typography (lien) en avril dernier, l’imprimeur au « R bizarre » est contesté par ses deux confrères Sweynheim et Pannartz, respectivement allemand et tchèque. Ces derniers proposent un nouvel alphabet dans leur Cicéron de 1465 imprimé à Subiaco, pas très loin de Rome – on notera que ces imprimeurs sont transalpins-de-l’autre-côté !

Bon, si ces formes rompent avec les modèles encore gothiques en usage, elles demeurent un peu bâtardes, encore très brisées, notamment dans le ‘e’ ; présentent un ‘a’ franchement bizarre et un ‘N’ capital étrangement oncial. L’auteur du dit article qualifie intelligemment ces premières sorties de « proto-romain(es) » – là où Updike distingue lui des caractères « transitionnels » entre gothique et romain.

Quoi qu’il en soit, les nouvelles formes romaines sont en marche et vont se déployer notamment à Venise, portées entre autres par les frères de Spire et Nicolas Jenson et, vers leur modernité, par Alde et Griffo à l’orée du XVIe siècle.

Alors justement, et puisqu’on en parle, les caractères romains prennent des formes plus modernes avec le fameux type donné par Francesco Griffo pour le De Aetna du cardinal Bembo imprimé par Alde en 1496. L’indice le plus immédiatement repérable étant la barre du ‘e’ qui se redresse enfin. Ces caractères, encore assez peu contrastés sont beaucoup plus dessinés ; leurs lignes plus fines et tendues appellent déjà les Garamonds qui n’en seront que le prolongement. C’est surtout l’émancipation de l’inspiration du manuscrit, de ses repentirs « manuaires », qui distinguent les formes investies par Alde. On quitte avec elles le « primitivisme » dont mon discours fait l’article pour l’instant.   
L'évolution du dessin des romains au regard de leurs réinterprétations numériques. D'abord le Centaur initialement imaginé par Bruce Rogers; suit le Bembo dirigé par Stanley Morison au début du siècle dernier. Enfin le Garamond dessiné par Robert Slimbach pour la firme Adobe et qui doit sans doute équiper vos postes...

Les deux bouquins que je partage ici sont témoins de ces dernières évolutions.

Commençons par le premier – qui pourtant est le second –, les Œuvres de Grégoire, dit le Grand et 1er du nom, 64e pape et, accessoirement, Père de l’Église. Ce tome isolé – l’édition en compte deux – est l’œuvre de Froben fils et de son collaborateur Nicolaus Episcopius, en 1551. À ce propos, il faut bien associer l’un à l’autre. Mon volume ne convoque que Jérôme Froben, pourtant on trouve bien la mention Basilae apud Hieronimum Frobenium ET Nicolaum Episcopium à la fin du tome II. Episcopius – on trouve parfois le nom Bishop se substituant au patronyme latinisé – est le beau-frère, ami et partenaire de Froben comme il fut d’abord correcteur chez son père. Bâle est alors un des grands centres culturels de l’édition. C’est le père de Jérôme qui a beaucoup participé à son rayonnement. On est donc au beau milieu du XVIe siècle, quelques cinquante ans après le développement des caractères romains que j’appelle « modernes » ou classiques si vous préférez… Garamont a déjà dessiné différents alphabets relayant le goût de Griffo ; ces derniers ont commencé à envahir le paysage de l’édition parisienne – la place lyonnaise, en prise directe avec l’Italie est elle aussi « à la page » – et ne tarderont pas à gagner toute l’Europe (et même l’Angleterre !!!) via leur diffusion par Plantin ou Sabon.
Pourtant, les textes de notre in-folio présentent une forme sinon archaïque, du moins pas des plus modernes. Ces romains sont très noirs et massifs ; certes plus distingués que les premières émissions strasbourgeoises mais pas encore lissés et certainement pas aussi élégants que les types en vogue à Paris.
Oh le méchant pli au milieu de la feuille! L'ouvrier à la presse a dû en entendre parler!!!


Plusieurs explications à cela. D’abord le chemin des matériels investis par Jérôme Froben. Ces équipements sont, évidemment, ceux de son père. J’ai vérifié. Mais, en remontant encore on trouve un faisceau de relations révélateur. En effet, c’est auprès d’Amerbach, un des initiateurs du style romain à Bâle que Froben père entre dans le métier d’imprimeur. Johann Amerbach nous a légué des correspondances avec… Adolf Rusch, l’imprimeur du R. Aussi a-t-on un schéma étonnamment direct (et linéaire) depuis les toutes premières formes romaines et la dotation de Jérôme Froben. A peu de choses près, il y a à peine deux générations entre l’introduction des types romains dans cette région et l’exercice de Froben fils. Peut-être pas le temps nécessaire ni le contexte, à cet endroit donné, pour observer de grandes réformes ?

Pour autant, Johann Froben, dont j’ai observé plus de traces, a su donner de belles éditions au goût italianisant (j’entends plus « à la mode »). Elles sont plus rares, mais il lui est arrivé d’imprimer en italique dans les petits formats (notamment in-12) en habillant ses pages d’éléments de décors plus raffinés « dans le ton ». Et puis il y a ce caractère perdu dans le blanc de tête des pages de mon édition. Une belle garalde en corps palestine (proche de 24 points dans les dernières mesures en vigueur) et en bas-de-casse de surcroît. Résolument moderne, cette forme tranche assez radicalement avec le caractère de lecture comme elle jure aussi avec les têtes de paragraphes dans des capitales et petites capitales beaucoup plus rustres ; les petites capitales présentant la même barre au sommet du ‘A’ que les majuscules du texte courant et un ‘M’ aux fûts écartés. Oldschool.


Au contact, une garalde en corps palestine (en haut de la page) et d'autres capitales plus archaïques qui hiérarchisent les informations...

Des indices du goût italien en certains moments comme cette composition en pointe renversée.
L’usage des italiques comme ces autres caractères du genre garalde montrent la perméabilité de Froben aux nouvelles modes transalpines.

Un autre facteur, propre à la région, peut expliquer cette persistance de types encore primitifs. C’est le goût plus prononcé qu’ailleurs pour les gothiques. Leur résilience jusqu’au XXe siècle est suffisamment éloquente. En effet, pendant que se forment les jeunes caractères romains, les gothiques ne disparaissent pas mais évoluent. En France, par exemple, les bâtardes prennent le pas sur la textura d’inspiration internationale. En Allemagne, c’est la schwabacher puis la fraktur qui s’imposent ; ces formes ont tôt fait de prendre toutes les parts de l’édition vernaculaire – en langue allemande. C’est là un épiphénomène manifeste. Aussi, après une période de rayonnement marquée par Johann Froben et passées les années 1550, le souffle le plus moderne de la renaissance retombe un peu dans les champs de l’édition en Allemagne. Si d’autres places sauront malgré tout relayer les tendances les plus récentes, Bâle, Augsbourg, ou Mayence ne sont peut-être plus autant « à la pointe ». Le passage dédié dans Updike est, encore une fois, brut de décoffrage quant à l’édition allemande du XVIe siècle ; il parle de propositions « very ugly and very obviously teutonic ». Sans commentaires. L’apport des émigrés adhérents aux thèses luthériennes et fuyant la France redistribuera les cartes dans ces régions – à l’instar de Robert Estienne qui déménagera son affaire à Genève...

N’empêche que Froben (fils comme père) imprimait sacrément bien et que ces romains là conservent une belle noblesse. Cette même noblesse qu’on accorde encore à Jenson et ses types vénitiens et qui ne manquera pas de fasciner un William Morris 350 ans plus tard.

 
Que c’est pratique ces petits registres qu’on trouve assez systématiquement dans les post-incunables juste après le « finis ». Et puis la mode passe. À cette époque, ils deviennent très rares…



Si on s’étonne à la découverte de belles garaldes un peu esseulées en haut des pages du Froben, cet autre exemple d’édition parisienne présente aussi une curieuse rencontre…
C'te honte d'avoir un Estienne chez soi!!! Bon, il faut savoir qu'à cette époque, il ne faisait pas bon à sympathiser avec les thèses calvinistes. Aussi, Estienne, longtemps protégé par François Ier se trouva dans une situation intenable à la disparition du grand prince. Il migra vers la Jérusalem des luthériens, à Genève. Sans doute ne fallait-il plus, dans certains milieux garnir sa bibliothèque d'ouvrages dissidents aux bonnes pensées des théologiens de la Sorbonne. Ceci expliquerait que la mention de l'imprimeur soit aussi salement gribouillée.

On la trouve en un seul autre endroit où elle a été, là-encore, dissimulée par un grossier collage...


On est là, avec Robert Estienne dans le nec plus ultra de l’Âge d’or de l’imprimerie française. Pour rappel, le petit Robert, fils d’Henri, 1er des Estienne, grandit auprès de Simon de Colines avec qui il collabore avant de s’émanciper. Bob est un protégé de François Ier, grand pourvoyeur des formes nouvelles de la Renaissance et mécène des humanistes dans tous les registres artistiques. Il est son imprimeur exclusif, notamment pour le grec dont le dessin est dû au non moins célèbre Claude Garamont. Que du beau monde ! Aussi, et si bien entouré, Estienne est non seulement au diapason des dernières tendances, mais c’est lui qui donne le la 440. Le thesaurus dont je possède le dernier tome (de Q à Z ; pratique !), et qui n’en est plus à sa première édition, est déjà un must have pour les érudits de l’époque. Il le restera longtemps et sera réédité au delà des Estienne, Robert et son fils Henri (II). Le concept même du thesaurus, sorte de dictionnaire fondé sur les « trésors » de la langue et s’appuyant sur les Pères de la littérature antique est le plus souvent attribué, dans les champs de l’édition, aux Estienne.

Au regard de l’environnement de Robert Estienne, rien d’étonnant à trouver dans ces réalisations les types et les présentations les plus modernes. Aussi, le caractère de texte, un philosophie, soit +/- 75 mm mesurés sur 20 lignes sans interlignage, est un romain du genre garamond ; le grand fournisseur de caractères n’était-il pas des prestataires de la firme à l’olivier ! Quant à la maquette de cette imposante réalisation, elle est des plus sobres, sans lourdeur ; les fameux alinéas – retraits en début de ligne dont Estienne imposera l’usage – contribuant à l’ergonomie des différentes entrées et facilitant la consultation de cet outil à l’usage des universitaires.

Considérant bien qu'il ne faut pas comparer l'incomparable (du discours en prose courante contre un dictionnaire), on voit quand même au travers des gris typographiques comme des rythmes de la composition une grande différence entre l'aspect massif du Froben et la respiration chez Estienne...

Le caractère courant témoigne de l’émancipation d’Estienne qui, à partir des années 1530 complète ses équipements par de nouvelles fontes quand, jusqu’alors, il se servait du matériel disponible chez Simon de Colines. Les nouveaux types sont plus « légers », leur gris typographique plus clair. Ils sont au goût des caractères de Griffo et parmi les premiers à assumer la mode italienne comme une nouvelle donne. Hendrik Vervliet ne sait pas en donner l’auteur (le graveur) mais ils intègrent une dotation très large qui renseigne quasiment tous les corps utiles. Cerise sur le gâteau, mon thesaurus inaugure un matériel tout neuf ; le petit-canon qui foule les pages d’Estienne pour la première fois. Bon, pas de quoi pavaner non plus ; on ne peut l’admirer que brièvement dans la table des matières et à l’« achevé d’imprimer » ! Mais quelle élégance ! Ses formes sont particulièrement élancées, les ascendantes bien déployées (comme les jambes quand c’est en dessous), et le ‘e’ porte fièrement la barre haut. Quant au dessin du ‘g’… quelle classe !


La première page de la table des matière ; c’est là que tout arrive !

Un autre corps est utilisé pour introduire la table des matières. Il est suffisamment grand pour mieux apprécier ses qualités. C’est un gros romain et il pourrait être de Garamont celui-là !!! C’est une fonte qu’Estienne possède très tôt. Dans ces quelques lignes, un mot en grec ; plus excitant encore. En effet, c’est en 1542-43 qu’est livré le premier des célèbres grecs du Roi qui distingueront pour l’éternité Claude Garamont ; savoir un gros romain, justement. Estienne en est, par ses récentes missions royales, le dépositaire exclusif. Je ne sais pas bien apprécier les grecs en particulier mais ce lyrisme emprunté à l’écriture caractérise des types d’une élégance jamais contestée !
  

Tout ça est très bien. Mais alors, les autres lettres moyenâgeuses qu’est-ce qu’elles foutent là ?!? Au moins, quand je consulte tel article de mon Petit Robert – rien à voir avec Bobby Estienne –, je rencontre un joli Bell Centennial qui fait plaisir !
Et bien voilà, on a beau être au top des tendances fraichement ramenées d’Italie, les formes préexistantes ont toujours cours. On ne va pas taxer Estienne d’être réac’ côté édition. Et puis en France, a contrario de ce que je développais plus haut à propos des gothiques, on sait s’en passer. C’est même Simon de Colines et Geoffroy Tory qui éditent dès la fin des années 1520 du liturgique en caractère romain ! Pour autant, ces petites choses brisées et pointues que les pédants italiens ont déjà qualifiées de « barbares » sont toujours dans le paysage. Et puis ce ne sont pas les mêmes formes que celles dont s’accommoderont volontiers les allemands jusqu’au XXe siècle. Nous, au moins nos gothiques sont méridionales ! Il s’agit de modèle rotunda ou « sine pedibus » (elles n’ont pas de pieds, les pauvres). On appelle ça des « lettres de sommes », ce qui les distingue hiérarchiquement des lettres dites « de formes ». Les premières étant dédiées historiquement à un usage courant pour le latin, les secondes, incarnées par la textura, au genre liturgique, plus noble. Je l’évoquais avant, d’autres modèles, plus cursifs vont se développer, notamment les bâtardes en France.
Quoi qu’il en soit, les gothiques ne sont plus à la mode en France, et pourtant… Sans doute faut-il voir dans ce choix d’Estienne une note latiniste. Ces caractères, les plus méridionaux des gothiques, ajoutent peut-être à l’ambition littéraire et scientifique du projet. Ce serait comme une marque d’estime eu égard au contenu latin ; la plus grande place étant dorénavant laissée au caractère romain. C’est le progrès et on ne l’arrête pas. Aussi, ces réminiscences médiévales – qui ne sont pas régressives – font valoir le parti pris de la modernité manifeste de Robert Estienne.


Voilà donc deux rencontres dans deux ouvrages contemporains mais dans des proportions différentes. Ces titres modernes étonnement seuls, surplombant les romains premiers de l’édition bâloise. Et ces entrées gothiques soulignant le caractère au goût du temps dans l’impression parisienne. Des flashs témoignant de mutations typographiques dans ces âges encore jeunes de l’imprimerie. On connait l’issue ; les romains l’emportent – et on leur en sait gré ! – et fixent ainsi le socle des formes qui sont encore les nôtres. Il n’empêche, ces petits allers-retours old school-new school offrent un sympathique voyage dans des pages d’une facture exceptionnelle et qui rendent compte des plus belles heures de l’histoire du livre. 
*
Comme digestif, la maison vous propose de goûter les nombreuses lettrines présentes dans Froben. Et pis c’est pas n’importe quoi ! La plupart de ces vignettes étaient du fonds de Johann Froben. Celui-ci donna un peu de travail à un jeune artiste d’Aubsbourg, dans le sud de l’Allemagne : Hans Holbein (« le jeune », fils bien nommé de son père). Ses talents se retrouvent dans de nombreuses illustrations pour l’imprimeur. Le portrait qu’on connait aujourd’hui de Johann Froben est l’œuvre d’Holbein. Doit-on lui attribuer la marque au caducée ? Je n’ai pas d’éléments suffisamment probants là-dessus. Mais sans doute quelques lettrines sont de la main du peintre des fameux Ambassadeurs accrochés à la National Gallery.

Côté lettrines, Estienne est autrement avare ; less is more. On en trouve trois ou quatre dans un style criblé, très nettes mais moins historiées. C’est la modernité, que voulez-vous…

Si certaines ne présentent que des éléments de décors végétaux-floraux, la plupart mettent en scène personnages et/ou animaux. Des motifs mythologiques ou fantastiques. Parfois des portraits de figures de l’Antiquité quand elles ne sont pas allégoriques…

Perso, j'ai un petit faible pour l'âne, les quatre fers en l'air dans sa basine (???)


Et il y en a encore plein d'autres...

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