Avertissement.

Chers lecteurs, parfois les textes se jouent des ordres que je voudrais pourtant leur donner et s'affichent dans des tailles variables, à leur gré. Je ne prétendrais pas exceller dans le print mais c'est moins catastrophique que dans le numérique!!!

dimanche 21 septembre 2014

Mes petites Politiques


 

Toute première fois

Un beau jour de mai, alors qu’une mission m’appelait Rue Madame dans un petit lycée portant le nom du père de la classification promue par l’ATypI depuis 1962 et pour y évaluer quelques candidats aspirant au baccalauréat technologique option design et arts appliqués, je fus happé par les sirènes d’un salon qui se tenait au bout de la rue, sur le parvis de Saint-Sulpice. C’était un meeting de libraires spécialisés dans les vieilleries qui sont le sel des bibliophiles. Des allées entières pleines de vieux bouquins précieux pour lesquels naissait en moi une certaine tendresse encore ingénue mais déjà enivrante. Mes premiers émois avec le livre vieux étaient assez récents. Outre les pages vues dans ces autres livres qui les racontent ou encore de belles expositions démembrant parfois d’ancestraux cahiers, j’avais poussé la porte de quelques boutiques ici et là au cours de mes dernières promenades pour les toucher de mes mains (les vieux livres). Notamment la respectable maison Jammes à Saint-Germain-des-Prés – sans doute le quartier le plus indiqué en saison régulière – et d’y découvrir les Métamorphoses d’Ovide en trois volumes par De Colines autour de 1525. C’était beau1. Tenir cette belle chose permet de comprendre un peu mieux encore les techniques, autant que de voir figer du plomb dans une matrice. C’est émouvant. Aussi, j’avais dans l’idée d’en acquérir un quand l’occasion se présenterait pour mieux observer le papier foulé par la frappe typographique et enrichir ma collection de trésors qui, mieux que les diapos peuvent sensibiliser mes étudiants. J’en eu donc l’occasion. Non pas qu’elle était exceptionnelle – il est assez facile de s’offrir de très belles choses en succombant au premier appel dans les rues de Saint-Germain-des-Prés – mais le petit objet qui devait être mon premier était à un prix suffisamment raisonnable pour que je puisse m’en porter acquéreur sans trop entamer le budget du foyer.

Ayant abandonné avec leur bénédiction mes collègues, j’errais dans les allées du salon sur ma pause déjeuner. Je rêvais d’un livre du XVIè siècle. J’avoue qu’en grand débutant devant des dizaines de volumes présentés parfois en vrac chez les exposants, je me concentrais sur les dos les plus sobres, les reliures en parchemin réputées les plus anciennes – quand souvent d’ailleurs les livres ont été reliés de cuir des dizaines d’années après ! Je regardais les plus petits, à hauteur de ma bourse. Je tirai finalement celui-ci. Ce n’est pas seulement que la date était en chiffres arabes – ce qui est plus évident pour un grand paresseux que je suis – mais la mention « Plantiniana » provoqua quelque montée d’adrénaline de celle du consommateur compulsif qui sent poindre la moiteur disqualifiante dans la perspective de négocier. Ce que je ne fis pas. Etant aussi doué en latin qu’en grec, c'est-à-dire assez nul, l’indice me parlait tout de même et après quelques détours de celui-qui-va-réfléchir pour se distancier et regagner en dignité devant le vendeur, je l’achetai.

J’étais l’heureux propriétaire d’un petit in16 de chez Plantin de 1615. Le titre m’importait peu. D’ailleurs, je ne devais même pas le lire...

 
 

Après que j’ai eu rattrapé mes collègues dans quelque brasserie hors de prix du coin et tachant d’assurer auprès d’eux en faisant figure de spécialiste avec mon butin – en furent-ils dupes ? – les aventures devaient commencer et conduire à cette modeste contribution à la somme des études (autrement sérieuses) sur l’imprimerie plantinienne. En effet, c’est ce petit livre qui a motivé, comme un profond besoin, l’ouverture de ce blog me mettant le pied à l’étrier.

Mais je ne l’ai toujours pas lu…
 
 
Le fond et la forme

Avant de nous répandre sur les formes de caractères et autres délires de geek des petites lettres de plomb, il faut malgré tout s’attarder un instant sur le contenu de mon petit livre.

Pour ne pas réécrire son titre qu’on peut aisément lire sur la page faisant fonction, il s’agit de ce que l’on nomme plus communément les Politiques de Juste Lipse (et pas celles d'Aristote), publié en 1589 – 26 ans avant mon édition. Une étude des Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes (N°14 spécial, 2007) par Alexandre Tarrête, universitaire manifestement très spécialiste qui consacre son papier à la place de César dans les Politiques, m’a renseigné un peu mieux sur la nature du livre. C’est un « miroir aux princes ». L’adresse en page 3 : « Imperator, Reges, Principes » ((aux) Empereurs, Rois, Princes) annonce sans équivoque l’exercice de style. Ce genre, revisité à la Renaissance par Erasme ou Budé consiste en un traité moralisateur dans lequel l’auteur expose, suggère voire conseille les décideurs (l’adresse est générique) sur l’état des pays et les possibles pour de nouvelles attitudes le plus souvent en accord avec la pensée religieuse. Ici, en six livres (soient six parties) Juste Lipse, qui enseigne alors l’histoire et le droit à Leyde, traite des valeurs morales attendues chez le prince, de la conduite de l’état, du régime « idéal » (la monarchie, évidemment), de la Guerre, de la religion, etc. Le regain d’intérêt pour ce genre singulier peut s’expliquer par l’aspiration des humanistes à réduire les incessants conflits entre les puissants qui sont une entrave à leurs idéaux d’harmonie universelle. Lipse, dans les Politiques justifie pourtant à tel endroit l’option de la guerre civile !
 

L’adresse aux empereurs, rois et princes qui annonce l’exercice de style et le préambule sur la forme de l’ouvrage. Ces deux pages respectivement en romain (à gauche) et en italiques majoritaires (à droite) sont dans le corps appelé Garmond ou Garamond aux Pays Bas, notre Petit Romain (fr.) Attention, il y a confusion parfois avec le corps dit Colineus notamment chez Mosley. Cet autre corps est plus petit. Sauf le respect dû à  James Mosley, dont le blog  typefoundry.blogspot.com est l'un des meilleurs du genre, je choisis de suivre Harry Carter qui étudia de près les matériels de Plantin.


Mais c’est, au-delà du genre, la forme retenue par Lipse qui nous intéresse tant elle constitue un challenge en termes de composition et tant on lui doit des mises en page parfois très complexes. Cette forme est celle du centon dont la définition d’Alexandre Tarrête sera toujours meilleure que la mienne : « Il s’agit d’emprunter aux historiens et aux philosophes antiques des citations (en vers et en prose, en latin ou en grec) pour bâtir ensuite un texte qui exprime une pensée originale à travers les mots les plus incisifs des meilleurs auteurs. L’exercice permet à l’auteur de faire montre d’érudition et de virtuosité, mais le procédé se justifie surtout par ses avantages pédagogiques (…) » Lipse en explique le fonctionnement dans sa préface en page 9 : De la conception et de la forme de notre ouvrage (traduction perso donc à peu près…) Ainsi se mêlent au fil du texte romains, italiques, latins et grecs le tout assorti de nombreuses manchettes et notes précisant systématiquement la nature des emprunts.

    


Une double page type où l’on découvre la structure dominante de l’ouvrage, le corps du texte en bible (ou petit texte) soit un corps approchant les 7,6 points dans notre unité actuelle. Les manchettes étant elles composées dans la Nonpareille, le plus petit corps disponible chez Plantin qui ne possédait pas de Parisienne et qui est inférieur à 6 points. La distribution systématique des ajouts en marge et en pied comme le grand nombre de formes typographiques rend la lecture assez "sportive", le fil du texte bousculé.
Livre II, à l'attaque du chapitre VI, pp. 66 et 67.


Aussi cet exercice donne des pages chargées, déséquilibrées, effet accentué par le petit format de l’ouvrage et les très petits corps utilisés. Je n’avais donc pas trouvé en achetant mon livre un bel exemple de l’élégante pureté caractéristique de l’édition renaissance. Mais après tout, c’était bien un livre baroque ! Dans Updike, une phrase fait écho à ce constat ; l’auteur évoque un « triste cocktail »2 entre romains, italiques, grandes capitales, citations en grecs, etc. Il ne manquerait plus qu’il dise que mon livre est moche !!!

Nous y reviendrons plus loin en tentant de distinguer les formes typographiques utilisées...

   


Le « triste mélange » qu’évoque Updike entre toutes ces formes qui donnent une page relativement hétérogène en ce qu’elles convoquent une grande variété de caractères. Ici, donc, une grande capitale pour lettrine, des capitales, petites capitales – distribuées après une attaque en romain sur le paragraphe b – italiques et grecs mêlés ; le romain n’est même plus majoritaire ! Ajouté encore les manchettes, dans un autre corps, en Petite Nonpareille. Enfin, les notes sous le filet qui renseignent systématiquement sur les auteurs : a. Pline ; b. Aristote ; c. Tacite.
  

Veau mort

Etrangement, au lieu de jouir pleinement du privilège de manipuler un si précieux objet, les quelques personnes à qui je l’ai montré fièrement immédiatement après l’avoir acheté ont eu ce réflexe : est-ce un vrai ? Comme si le prix – que je trouve dérisoire au regard du labeur et de l’histoire de l’objet – induisait quelque escroquerie. J’ai naturellement été affecté par ces suspicions, fussent-elles parfaitement spontanées, infondées. Le texte – et son auteur – collait pourtant parfaitement ; Juste Lipse, grand humaniste originaire de Louvain avait élu domicile au sein de la maison Plantin qui avait naturellement sa préférence pour éditer son œuvre. Et même si des doutes persistent dans mon enquête, un aspect authentifie l’objet : sa reliure.
 
 
Nombreux sont les livres rassemblés, restaurés a posteriori dans de beaux cuirs dorés. Mais la technique utilisée ici pulvérise à plat de couture (ah, ah!) le spectre du faussaire. Il s’agit vraisemblablement d’un plein vélin. Certes il est jauni mais le grain est suffisamment fin pour confirmer l’usage du plus précieux des parchemins : le veau mort-né. C’étaient en effet les peaux les plus fines et blanches – après celles du chien, parait-il, réputées pour la finesse de leurs pores et dans lesquelles les imprimeurs faisaient leurs balles à encrer. Ces reliures ne sont pas les plus spectaculaires en rayons et si des beaux cuirs nervés existaient déjà, les premières étaient très courantes aux XVI et XVIIè siècles.

Autre façon typique de l’époque aux Pays-Bas et en Hollande, la couture des nerfs apparente. Au nombre de 4, ceux-ci assurent la structure du dos. On les devine autrement avec la rétractation de la peau ; leur relief déforme le plan cintré du dos de l’ouvrage.

 
Enfin, côté tranche, des rabats caractéristiques offrent une protection supplémentaire en se pliant sur la gouttière. J’ai trouvé l’expression de reliure «  à rebras » mais cette appellation ne semble pas très admise chez les relieurs d’art – Mami’stigri, praticienne et ma consultante attitrée en la matière ne m’a pas confirmé ce terme. On pouvait aussi développer le principe au-delà de la seule tranche opposée au dos, sur les trois côtés du plat de couverture. La reliure faisait alors un véritable coffret fermé par quelque lanière nouée ou accrochée par un bouton. Mon petit livre présente un percement en quatrième qui pourrait être le souvenir d’un lien fermant l’ouvrage.  



 
Sur ce portrait réunissant entre autres le peintre lui-même et Lipse, Rubens figure un beau vélin à rabat sur la table qui réunit les protagonistes. Un buste de Sénèque, cher au philosophe de Louvain préside la scène. Les ruines du mont Palatin  à l’arrière plan viennent compléter cette œuvre éminemment humanistique. L’un des quatre personnages est Philippe Rubens, frère du peintre, qui fut l’élève de Lipse. Le cercle Plantin-Rubens-Lipse a fait l’objet de nombreuses études tant ces acteurs ont marqué de leurs collaborations le rayonnement culturel d’Anvers. Cette toile dite des 4 philosophes fut peinte entre 1611 et 1612 et conservée au Palais Pitti, rive sud de l'Arno, première à droite après le pont, Florence.


Je sais bien mais quand même3… Avertissement.


Aux premiers jours de mon investigation, je devais découvrir un corpus assez étoffé sur le contexte d’édition en partie grâce à la conservation du patrimoine de Plantin au musée Plantin-Moretus à Anvers. C’est d’ailleurs dans ce fond que j’ai puisé l’essentiel des ressources qui soutiennent cet article. C’était aussi rassurant qu’excitant.

Cependant, mon pauvre petit livre n’est pas non plus au regard de la communauté scientifique typographique l’idole qu’il est à mes yeux. Aussi, je n’ai pas trouvé beaucoup de traces de ce tirage particulier.

Je l’ai retrouvé lui sur différentes plateformes de vente de vieux livre, seul exemplaire dans une vaste offre (ils ne savent pas encore qu’il est à moi !) Mais la seule fiche du vendeur – un libraire de la Rue Bonaparte – ne suffisait pas à renseigner définitivement l’objet. Et il fallait vérifier de toute façon.

Peut-être l’ai-je lu de travers, mais même l’imposante Bibliographie Lipsienne publiée par l’Université de Gand de 1886 (livre I et II) à 1888 (livre III) ne mentionnait pas mon édition. Ceci étant, ce catalogue hyper complet sur certains piliers de l’œuvre de Lipse tels les De constancia, De Amphitheatro ou De cruce ne s’attarde pas sur ma Doctrine civile et politique. L’inventaire de Max Rooses n’y revient pas davantage, comme si – et on pourrait le croire à la lecture de certains articles génériques sur Internet –  j’avais choisi LE livre méconnu. Ce n’est pourtant pas le cas.

Après maints recoupements, je finis par isoler mon livre comme la troisième édition de chez Plantin. Il faut bien imaginer que des dizaines d’autres devaient jusqu’à nos jours compléter les versions de l’ouvrage paru en 1589. Et sans compter les nombreuses traductions dans les langues vernaculaires (1590 pour la version française par Le Ber, imprimé par Marin Villepoux à la Rochelle).

Le premier Politicorum sive civilis doctrinæ fut composé à Leyde en 1589. Estampillé ex officina plantiniana, la fameuse mention étant précédée des termes Lugduni Batavorum4 et suivi du nom du maître imprimeur : François Raphelengien (en latin, évidemment). Celui-ci pouvait prétendre à la marque Plantin ; il était son gendre adoré5 et dépositaire de son label à Leiden, NL. Nous reviendrons plus loin sur l’arbre Plantin-Moretus…




La première édition sous la marque de Plantin mais l'œuvre de son gendre en charge de l'officine de Leyde.


Vingt ans plus tard, en 1610, une réédition sort cette fois des presses d’Anvers signée J. Moretus, l’autre gendre qui devait reprendre les commandes de la maison Plantin après la mort de ce dernier en 1589, année même de la parution des Politiques. Entre temps d’autres éditions étaient sorties des pays alentours.

C’est, je suppose, des mêmes presses que naquit mon petit livre cinq ans plus tard.

Seulement, le mien est relativement avare quant aux mentions en page de titre. Ainsi, ni Anvers ni Leyde ne sont évoqués. On pourrait se dire que, par défaut et sans autre spécification, le produit ex officina plantiniana est fabriqué dans la maison-mère. J’adhère volontiers à cette hypothèse. Ça m’arrange. Mais les quelques traces trouvées ici ou là en notes dans divers articles ne concordent pas. La balance penche pour Anvers… en termes statistiques. La belle affaire !

Ce qui devait accroitre ma circonspection, c’est la marque de Plantin qui orne la page de titre. Si la devise est toujours la même, il existe une grande variété de gravures dans toute la production plantinienne. Une quantité suffisante pour y consacrer une étude complète ! À défaut de nous livrer à cette typologie sans doute passionnante, attardons-nous un instant sur la marque au compas d’or. Les termes travail et persévérance furent choisis par Plantin à l’image de sa vie comme de son œuvre. Ces principes, nous rapporte Maurits Sabbe, ancien conservateur au musée Plantin-Moretus, étaient soulignés par le compas dont « la pointe fixée (…) symbolise la détermination inébranlable » et  « la pointe qui décrit un cercle symbolise le travail infatigable embrassant les horizons les plus vastes du domaine intellectuel ». Plantin griffonna ces mots quelques temps avant sa mort : « un labeur courageux muni d'humble constance, Résiste à tous assauts par simple Pacience. »6





Si noble soit cette proposition, ce qui m’ennuie dans ma quête de preuves c’est de retrouver la même marque dans différentes productions qui participent de la confusion quant à l’origine précise de mon petit livre. On pourrait penser que cet indice est caduc en ce sens que le matériel en question (la gravure) devrait se trouver en plusieurs exemplaires dans le réseau Plantin pour avoir été manipulé par différents chefs imprimeurs. Mais n’est-il pas quelque peu prématuré de compter sur la stéréotypie d’une forme imprimante?




Ici deux exemples de la même marque au compas signés Raphelengien pour le Séneque de 1609 et Jean Maire pour le Martial. Ce dernier n’arbore pas la mention ex officina plantiniana mais seulement l’adresse de Leyde. Cette marque est l’une des plus sobres parmi les nombreuses variantes des éditions Plantin dont certaines font quasiment frontispice parfois.



En tout état de cause, Raphelengien, muté à Leyde en 1585 et qui meurt en 1597 ne peut avoir conduit mon édition. En revanche, il a des héritiers qui prolongent sous les mêmes couleurs le métier de papa : Christophe est actif de 1698 à 1601 puis François (II) de 1601 à 1618. C’est cette dernière période qui nous intéresse.

Jean Maire lui aussi est actif à Leyde de 1602 à 1657, Année de sa mort. Il y a sa propre enseigne et sa propre marque ; un petit laboureur à la devise Fac et spera (fait et espère). Si des collaborations avec la firme Plantin sont rapportées, son nom sous l’enseigne Labor et constantia est à inscrire au rang des « featuring collector ».

On peut encore élargir la ronde. Adrien Perrier qui, avec opportunisme, séduit Madeleine Plantin toute jeune veuve de Gille Beys, ancien assistant du fondateur, récupérant ainsi avec la dote de madame le sigle au compas d’or qu’il investira jusqu’en 1629 à Paris – on notera au passage combien l’histoire de l’imprimerie est faite de stratégies matrimoniales ; ce pourrait être un beau projet que de raconter la typographie par le seul biais de ces unions. L’histoire de l’imprimerie par amour… Faudrait-il (là aussi) coucher pour réussir ?

Bref, ils sont nombreux les acteurs potentiels.

Pour troubler un peu plus le jeu, on découvre à la lecture de Leon Voet7 que la signature ou l’adresse – absentes dans mon livre – ne sont pas non plus une garantie. Pour preuve, une illustration de son Histoire de la Maison Plantin-Moretus qui figure la page de titre de la traduction de Jan (I) Moretus du De Constancia de Lipse portant l’adresse « t’Antwerpen » dont Voet croit savoir qu’elle a pourtant été imprimé à Leyde !

Leon Voet rapporte encore que dans les années qui nous intéressent précisement – années transitoires où Martina Plantin, veuve de Jan Moretus se désengage progressivement de la co-direction à Anvers avec ses deux fils Balthasar et Jan II – la signature « officielle » ne peut être admise comme preuve. En effet, entre 1614, retraite de Martina et 1616, sa mort, ses deux fils ne voulurent pas modifier la signature « Ex Officina Plantiniana apud vitam et filios Joannis Moreti ». Peut-être même alors ils auraient pu en faire l’économie avant de la changer en « Ex Officina Plantiniana apud Balthasarem et Joannem Moretos fraters » à partir de 1616 (et jusqu’en 1618, année de la disparition assez brutale de Jan II.) Pour rappel, mon édition a vu le jour en 1615…

Aussi, je préfère me convaincre que mon petit trésor a bien été pressé à Anvers autrement toute mon étude s’écroulerait. Mais peu importe. Je le prends aussi comme un prétexte, une amorce qui précipite une enivrante curiosité. Sans mon petit livre, je n’aurais pas poussé l’aventure. Alors la destination n’a pas tant d’importance que l’itinéraire. Une certaine honnêteté m’impose simplement de vous prévenir : peut-être tout ceci est complètement faux !




Plantin Moretus Junior


Plantin était mort. Quel choc.

Heureusement, il avait eu des filles et les avaient mariées. L’ainée des cinq, Marguerite épouse François Raphelengien en 1565. Martine s’unit à Jan Moretus en 1570. Madeleine (fille n°4) épouse Egide Beys en 1572 – assistant de Plantin dont Theo L. De Vinne minore l’impact sur l’entreprise plantinienne. Le parcours du premier gendre, déjà évoqué, se prolongera à Leyde et c’est Moretus qui reprendra la conduite de l’imprimerie à Anvers.

Maurits Sabbe s’attarde sur l’attachement de Plantin à Moretus ; le fondateur  trouvant du réconfort dans ces derniers jours (épuisé par son ultime projet, la fameuse Bible polyglotte) auprès de cette nouvelle famille – il connaitra aussi ses petits-enfants qui reprendront ensuite le flambeau. L’auteur d’insister ensuite sur le rayonnement de la Maison Plantin sous Moretus et ce virage plus esthétisant quand Plantin, sans pour autant négliger le reste, accordait la priorité à l’ouverture scientifique ; à propos de Moretus : « En effet, ce dernier ne s'inquiète plus autant du contenu du livre, dirait-on, que de son aspect extérieur; pour lui le livre n'est pas avant tout un instrument scientifique, mais plutôt une oeuvre d'art. »
8

Mais c’est la troisième génération qui nous intéresse particulièrement. Ou plutôt la deuxième des Moretus ; les enfants de Jan : Balthasar et Jan II (le rang servira à distinguer le fils du père) – un autre fils vivant, Melchior, engagé dans la prêtrise et gravement malade ne participera pas à l’aventure plantinienne. Le relais de cette génération sera aussi assuré, comme évoqué plus haut par Martine Plantin, veuve Moretus.




De haut en bas et de gauche à droite: Christophe Plantin le grand-père, sa fille Martina et son gendre, leurs enfants Jan II et Balthasar...


C’est aussi à cette époque que Rubens se rapproche de la maison Plantin pour laquelle il dessinera de nombreux frontispices (de 1608 à 1645) qui feront les plus belles éditions du XVIIè siècle.

Cette période, peut-on lire, est à beaucoup d’égard la plus riche. Il faut bien dire qu’à défaut d’être la dernière, ses suites sont autrement moins glorieuses. Peu après la mort de Balthasar (I), les conflits civils conduisant à la fermeture des voies navigables de l’Escaut condamnent Anvers et voient Amsterdam la hollandaise récupérer le leadership économique et culturel au dépend du vieux port des Pays-Bas espagnols9. Sous Balthasar II (fils de Jan II) et Balthasar III, l’entreprise décline. Les héritiers Moretus au train de vie quasi seigneurial continuent malgré tout d’assurer une certaine qualité d’édition. Mais ces derniers cherchent à accéder à une autre reconnaissance « de classe ». Balthasar III est enfin anobli par Charles II d’Espagne en 1692 qui lui octroit le privilège de pouvoir continuer à imprimer « sans qu'à cela puissent obster les maximes et Règles de Héraldie », privilège que les rois n'accordaient jusque là qu'aux peintres, aux sculpteurs, fondeurs de canons et fabricants de poudre. Bref, c’est une autre gloire que celle du beau livre…

Avant la décadence donc, l’ère Balthasar et Jan II est florissante. Le partenariat avec Rubens, ami d’enfance de Balthasar, compte pour beaucoup générant des éditions qu’on étudiera d’ailleurs autant pour leurs planches que leur contenu strictement typographique ou littéraire et retenues comme les plus belles du siècle. Balthasar, humaniste profond et grand érudit, sera un temps l’élève de Juste Lipse (à Louvain de 1592 à 1594). Son frère passant parfois pour moins cultivé n’étant pas en reste ; il possédait notamment plusieurs langues dont l’espagnol, stratégique alors et relativement ignoré de Balthasar, si brillant soit-il. Mais les deux devaient se compléter10 ; Balthasar plus fragile (souffrant d’une lourde paralysie de naissance) qui développera sa sensibilité comme ses humanités pour devenir une grande figure intellectuelle et le pragmatisme de métier de Jan II, son grand professionnalisme et son sens de la direction, combinaison fertile au service des éditions Plantin. Cette distinction desservant dans la littérature dédiée à l’imprimerie plantinienne Jan II qui parfois n’est pas même évoqué – seul Harry Carter le choisit en premier quand il aborde cet âge de la maison Plantin. Toujours est-il que Sabbe voit dans cette formule à la tête de l’imprimerie  « (…) (le) réformateur principal des livres plantiniens dans le sens de la haute renaissance anversoise du XVIIe siècle (…) »

C’est dans ce contexte donc qu’est fabriqué mon livre, un petit livre certes, mais contemporain de la plus belle période de l’entreprise Plantin.




Y’a du garamond ?

 
Ce fut l’une de mes premières pensées en trouvant le livre et à la découverte de la mention Plantiniana : est ce que je possède un produit en authentique garamond ?

Je connaissais un peu l’histoire des types du grand maître, collaborateur de Robert Estienne ; comment les matériels de Claude Garamont11 ont voyagé, se sont perdus, du moins comment on leur a associé d’autres formes parfois en dépit des réelles filiations. Ainsi, aujourd’hui, dans la vaste offre de formes numériques, nombreuses sont les familles nommées garamond qui ne sont pas tant les héritières des premières formes de Garamont que de celles de Jean Jannon12 – on ne s’étend pas non plus sur le caractère composite des familles à l’endroit des italiques qui, souvent, convoquent Robert Granjon, la « gamme » de Garamont à cet endroit n’était qu’inégalement développée, moins intégrée donc moins convaincante manifestement.

Dans leur périple, l’un des événements les plus notoires de la vie des garamonds est le rachat à la mort du typographe (et libraire) parisien de ses équipements par Guillaume Le Bé puis Christophe Plantin pour la plus grande part du fond. Ce dernier avait d’ailleurs déjà commandé des formes à Garamont de son vivant, l’imprimeur anversois s’entourant alors des meilleurs matériels et acteurs français de la spécialité. Aussi, l’association de l’imprimeur et du graveur est tout à fait consommée et ne souffre aucune discussion. Cependant, la grande variété des collaborations connues au long de l’activité de Plantin brouille un peu plus les pistes de ses formes imprimantes…


Des poinçons originaux de Garamont conservés dans les collections du Musée Plantin-Moretus à Anvers comme de nombreux autres matériels typographiques, frappes, matrices...


 
Typographic Hall of Fame


La collection de Plantin.


Entre 1556 et 1589, année de sa mort, Christophe Plantin va réunir quelques 80 formes de caractères utiles (ou pas, d’ailleurs, tant certaines qui étoffent sa gamme resteront vierges de tout emploi à la fin de sa carrière). Il ne possède que 4 formes quand il s’installe et déjà en 1561 on compte 25 sets à l’imprimerie. En 1563, Guillaume (I) Le Bé, manifestement rincé financièrement, lui cède le plus gros de ce qu’il avait acquis peu de temps auparavant auprès de la Veuve de Garamont. Ces acquisitions augmentent considérablement le catalogue de l’entreprise (plus d’une dizaine de sets ; y compris poinçons, frappes « brutes » et matrices justifiées).




La liste des achats de Plantin (notamment à Le Bé) des équipements de Garamont et autres acquisitions. Liste tenue rétrospectivement en 1566 (?). On y trouve certaines composantes supposées de mon livre (notamment Nonpareille et Bible de Garamont justifié par Haultin). Suit une retranscription proposée par Vervielt, Parker et Mellis :


Les ustensiles d’imprimerie acheptes par moy et mon frere depuis la compagnie faicte


lectre dicte petit texte de Hautin dicte la nonpareille et la Garamonde Breviaire ou Bible justifiée  – 36.
Le mousle de lad. lectre – 6
Le
Les poinsons de la Breviaire ou Bible de Garamont – 100.
Les poinsons et matrisses justifiées de l’italique de Grandjon sur la lectre dicte Colinet – 225.
Les poinsons et matrices justifiees de l’italique de Grandjon sur la Philosophie – 225.
Les matrices de la derniere italique de Granjon sur l’instrument de cicero justifiees – 35.
Les poinçons et matrices justifiees avec leur mousle de la francoise de Hamon – 100.
            _______

747.
 

Les poinsons et matrices de la romaine [barré : Augustin] de Garamont appelee Augustin – 125.
Les matrices de texte romain de Garamont – 45.
Les matrices et poinsons taille de Guillaume Le Bé de l’hebrieu sur le texte avec 3 instruments – 46.
Les matrices de parangon romain Garamont
des matrices de parangon italique Grandjon
Des matrices grecques parangon grandjon. Le mousle desd. letres le tout justifié – 140.
______

1083


Petit canon de Granjon avec le mousle – 50.
Gros canon de Garamont justifié avec le mousle – 50.
Graos hebrieu extraordinaire poinsons matrices et mousle justifiees – 30.
Grosse capitales commencees par Garamont et achevees par Jaques – 20.
Letre grecque justifiee par Garamont sur le breviaire – 45.
L’italique de Grandjon sur l’augustin – 16.
Poinsons de [portée musicale] et de [autre portée musicale] par Grandjon – 6.
Poinsons de Cifres Garamont de deux sortes – 10.
Poinsons de petites capitales grecques Breviaires – 6.
Les matrices et instrument des fleurons – 12.
Poinsons et matrices de lectres de forme – 20.
Poinsons d’un moyen hebrieu de Gramont – 10.
_______________

Summa fl. – 1358.



Plantin, tourangeau d’origine, s’entoure essentiellement de graveurs français ou du moins très influencés par le style français. François Guyot est le premier à ses côtés – avec Van Everbrocht d’Anvers et aussi Tavernier curieusement très peu cité dans les études auxquelles j’ai accédées. Guyot est son prestataire privilégié jusqu’en 1562. Très vite, Granjon apparait également. Différentes commandes lui sont passées notamment pour les petits corps à adapter ou compléter depuis les garamonds récemment acquis. Il se charge aussi de nombreux italiques. Le Bé, Haultin complètent encore la fourniture de Plantin. Updike fait même référence à quelques « delightful roman and italic fonts » de Simon de Colines ! – un spécimen de 1567 soutient cette affirmation.

Après toutes ces participations à la collection de Plantin, c’est un autre fondeur qui répondra sur les dernières années de sa carrière aux besoins de la firme : Henrik van der Keere, flamand complexé (un belge ?) qui préférait se faire appeler Henry du Tour. Celui-ci complétera encore l’offre de l’imprimerie notamment pour les blackletters très utilisées dans les éditions en langue flamande.

Une lettre de Guillaume Le Bé II à Moretus en 1598 – et retranscrite en anglais par Updike13 – témoigne de l’ampleur du fond de Plantin. Le fils de son ancien prestataire supplie Jan Moretus de lui prêter quelques matériels jadis manipulés par Guillaume I (entre autres des garamonds dont notre petit texte) dont la firme d’Anvers est alors le dépositaire exclusif.


L'une des pages adressées à Moretus par Le Bé II avec des épreuves des caractères manipulés par son père. Il y a là entre autres le Saint-augustin "comme celui de Garamond" et le Double Canon taillé par Le Bé I. Document conservé à Anvers.


En effet, Christophe Plantin va développer de nouveaux rapports de l’imprimeur avec les matériels typographiques. Il faut revenir sur ce qu’à l’époque, les imprimeurs ne possèdent pas l’outil pour pourvoir à leur besoin en termes de fontes. Si les tout premiers pionniers de l’incunable gravaient parfois eux-mêmes leurs matériels, la séparation des métiers devaient s’opérer rapidement et détacher le graveur, du fondeur et des acteurs de l’impression à proprement parler. Moxon illustre ces évolutions et Carter de les détailler dans son ouvrage sur les premiers âges de la typographie14. Aussi, Plantin va engager une véritable politique d’acquisition quasi stratégique pour but de posséder ses propres matériels – une politique assez révolutionnaire et qui marquera durablement le business de l’imprimerie. Ceci non seulement à des fins de logique de fabrication mais aussi, et surtout, pour composer avec des types contrôlées et dont il serait le seul usager. C’est ainsi que lorsqu’il aura à se défausser de quelque matériel, il le fera plus loin, en Allemagne (à Francfort) et pas sur un marché local, trop proche et trop directement concurrentiel. Ce qu’il fera peu d’ailleurs.

Dans ce sens, on apprend dans Updike que Plantin monte une fonderie pour alimenter la firme mais cette structure externe semble fermer autour de 1580. Il faudra attendre 1620-22 pour que Balthasar Moretus intègre enfin l’outil à l’entreprise – les modifications structurelles importantes sous Balthasar et Jan II virent aussi le rapatriement de la librairie dans les bâtiments du Marché-du-Vendredi. Qu’à cela ne tienne, Plantin achète dès qu’il le peut les poinçons des formes et leurs matrices quand ses confrères se font habituellement livrer, à hauteur de leurs besoins de production le poids utile de fontes toutes prêtes pour composer15. Ainsi, il peut en cultivant d’étroits partenariats être malgré tout au plus près de la fabrication des matériels typographiques dont il détient les outils (mobiles). Il ne délègue alors que les seules opérations spécialisées et aux meilleurs de la profession dont il sait s’entourer.


 
Parmi les documents utiles à comparer mes types, le spécimen dit de Guyot imprimé entre 1565 et 1568. On y voit, notamment, les versions alternatives des capitales dans les italiques – très différents d’ailleurs de ceux utilisés dans mon édition. Côté romains, les grands corps imprimés sur cette feuille rendent la comparaison mal aisée. Les graisses sont très différentes comme peut l’être aussi l’œil du ‘e’ par exemple, beaucoup plus haut dans les grandes tailles… Les reproductions que j’ai trouvées ne me permettant pas d’étudier les plus petits pavés. Au plus petit, en Médiane, C11,3 (= Pica ou Cicéro) soit beaucoup plus gros que mon Petit Texte.
  

Entre fuite et diffusion...


Mes quelques repères concernant Garamont devaient pourtant me faire craindre quelque dispersion de matériel – craintes dissipées depuis…

À l’époque des acquisitions des formes de Garamont, un autre illustre graveur frayent dans le cercle professionnel de Plantin. Dès 1563, Jacob Sabon travaille au complément de certains corps, intervenant sur les poinçons et les matrices16. Ce nouveau personnage devait lui aussi réussir un beau mariage en épousant bientôt le veuve Egenolff pour jouir des titres de son défunt mari, imprimeur à Francfort. Judith Egenolff épousera ensuite, en troisième noce, Conrad Berner, celui-là même du célèbre spécimen. Et moi qui était prêt à juger ce coquin de Sabon ; pas farouche la veuve éplorée ! Toujours est-il que Sabon avec sa fiancée regagne finalement Francfort avec quelques équipements dans sa musette. Des équipements qui pourraient être ceux à l’origine du fameux spécimen Egenolff-Berner. J’eus donc cette angoisse : les formes ont-elles été volées ? Manquent-elles au fond Plantin ? L’espion était-il parti avec des frappes ou des poinçons ? Ses formes n’auraient alors pas été celles qui auraient fait mon livre quelques années plus tard !

La trace des poinçons mais surtout des frappes et matrices justifiées est bien difficile à établir tant il est vrai qu’elles ne sont pas toujours entre les mains du graveur mandaté, du fondeur ou de l’imprimeur et réciproquement. Bon, l’attitude toute particulière (et nouvelle) de Plantin et son soin d’acquérir systématiquement les matériels pour le monopole devait me rassurer ensuite. Mais malgré tout, et considérant un tel nombre d’intervenants, rien ne me semblait pour acquis dans mon enquête et la détermination des fontes utilisées dans mes Politiques.

Par ailleurs, de nombreux témoignages d’échanges conjugués aux différentes transmissions qui ponctuent la grande aventure plantinienne rendent le jeu de piste bien complexe. Et c’est sans compter sur les erreurs d’attributions dans les feuilles de spécimens, des erreurs commises parfois par les protagonistes de ces échanges ! Paradoxalement, on est là sur un fonds des plus documentés. Mais cette documentation, à l’instar de mon étude par moment, se concentre surtout sur Plantin, actif (à Anvers) de 1556 à 1589. C’est pourtant à une autre époque qu’appartient mon petit livre. Le plus faible volume d’info – autre que strictement historiques voire franchement anecdotiques – sur les héritiers à l’endroit de leurs matériels typographique m’inquiétait quand je m’emparai de la chose.

Fort de mes différentes lectures, il apparait finalement que tout est réuni au terme de la carrière du grand-père maternel de Balthasar et Jan II. Ces derniers, qui pourtant ont contribué encore au développement structurel de l’imprimerie – comme à son rayonnement on l’a dit – n’ont manifestement pas eu à apporter de nouveaux équipements en matières typographiques, ou alors assez négligeables au regard de l’histoire de l’enseigne. Ils se contentèrent d’entretenir les frappes et de réparer le cas échéant. De la même manière, les matériels collectés par Plantin ont été, semble-t-il, partagés avec l’officine de Leyde en proportion du volume d’activité des deux centres. Aussi, en assumant le déni de la possible origine leydoise de mon livre, une édition des héritiers de Raphelengien pouvait présenter sans doute les mêmes types qu’un produit anversois17. Mais, vous aurez compris que je refuse d’accepter cette hypothèse contre toute évidence…



Garamonde!18


 
Pp. 388 et 389, dans les annexes (Ad libros Politicorum Notae, et De una religione liber), le fameux corps appelé Garamond (ou Garamonde). Il y a donc du garamond en Garamond. C'est rigolo.


Ne retenir que cette « french connection » (sauf l'immense respect du à l’œuvre cinématographique de Friedkin et avec tous mes hommages au grand Gene Hackman) pour s’assurer de la dotation en garamond de Plantin est encore simpliste. Harry Carter insiste bien sur l’aura propre à Claude Garamont. Celui-ci, dans son approche nouvelle du métier – ne se concentrer que sur la gravure et la diffusion de ses caractères ne se laissant pas accaparé par les activités d’édition – va marquer durablement le paysage du livre. Et si l’on devait trouver une autre figure à la hauteur de cet impact, et bien Christophe Plantin serait en haut de la liste tant il a contribué aux mutations du métier dans ses dimensions entrepreneuriales.

Pour en revenir au graveur parisien, Carter affirme que la pure création de formes de caractères allait connaitre un sensible ralentissement immédiatement après Garamont (et la large diffusion de son œuvre). Les graveurs et fondeurs vont finalement se contenter de prolonger en les adaptant ou complétant au mieux les modèles du maître. Ceux-ci vont d’ailleurs rayonner pendant fort longtemps influençant considérablement les relayeurs hollandais. En France, même le romain du Roi et son imposant projet ne sauront pas surclasser en termes de préférence les types de Garamont. Aussi, et en considérant a fortiori que Plantin possède les formes authentiques tout les romains dans le texte sont des garamonds !19 Alors peut-être est-ce dans mon livre un set frappé, justifié ou fondu par un autre collaborateur mais finalement c’est du garamond. Un garamond des plus proches des sources originelles. Un junkie du caractère mobile – que je deviens peut-être – de trouver qu’après de menues recoupes, c’est de la pure !


 


En haut, le caractère utilisé entre autre dans l'introduction mais aussi dans les parties suivant les 6 livres des Politiques: le Garamond +/- 9,4 pts.  Ici l'encrage moindre permet de mieux apprécier le dessin des lettres. Le romain étant accompagné de quelques grecs et italiques pour le plaisir.
En dessous, le caractère dominant dans le livre: le Bible (ou Petit Texte), soit 7,6 pts. Ici romains et petites capitales mêlés. Les manchettes, elles en Nonpareille.



 
Une belle composition sur deux colonnes dans le corps Bible. Pp. 22 et 23 dans le sommaire.




Les italiques

Je n’ai découvert que tout récemment une autre grande étude du fonds Plantin – que je compare ici avec les travaux de Carter – à savoir The Paleotypography of the French Renaissance de Hendrick Vervielt. À l’heure de publier mon article, je n’ai pas pris le temps de pousser la lecture de cette somme qui pourtant propose de superbes documents à partir desquels je compléterai à l’occasion mon enquête.

Dans ce livre j’ai trouvé des illustrations qui me poussent à croire que les italiques de mon petit livre sont ceux de Granjon.

Là encore, je compose en comparant des documents de natures différentes. Les qualités variables des spécimens et pages de livres photographiés puis retouchés pour telle édition présentent toujours une distance avec les traces authentiques que je peux observer sur mon imprimé. Cependant j’assume pour l’instant cette hypothèse – qui a autorité théoriquement – de l’origine de mes types dans les italiques.



Quand le corps de texte est en italiques, les manchettes sont en romains...


Parmi les signes retenus comme point de comparaison je m’étais souvent arrêté sur le ‘Q’ en capitale pour son ouverture caractéristique et dont la queue fait quasiment toujours boucle dans mon livre. J’ai souvent vu dans les feuilles de spécimen convoquées dans mon étude, deux versions de capitales au sein d’un même corps en italique – du moins des alternatives sur certaines lettres. Il faut noter que dans mon livre, contrairement à certaines éditions du siècle précédent, les capitales sont systématiquement en italique et pas en romain avant les bas-de-casses italiques. Le ‘Q’ bouclé que j’ai vu parfois est souvent de ces caractères « alternate » plus lyriques où on trouve aussi des barres transversales qui s’échappent sur les ‘N’ – les miens fuient la plupart du temps en dessous de la ligne de base pour porter la lettre suivante. On trouve aussi, dans ces extensions de glyphes un caractère cursif plus prononcé encore que dans le premier rang parfois plus sages. Mon ‘F’, par exemple, est, aux antipodes du ‘E’, d’une grande austérité semblant être un romain penché. Le ‘E’, lui, est un ‘3’ script et vif comme écrit à l’envers. Mais des irrégularités existent aussi entre certains ‘D’ qui, comme les ‘P’ ont un dessin qui file à gauche pour se ourler à l’extérieur alors qu’on peut en trouver aussi des plus sages aux empattements contenus un peu plus loin dans le livre.



Voilà deux 'N' dans les italiques, le premier un peu plus timide que le second, autrement plus joyeux!


Les minuscules, elles, semblent correspondre dans leurs proportions générales et leurs sorties très marquées sur les ‘m’, ‘n’ et ‘u’ puis l’attaque du ‘r’ aux autres modèles de Granjon. Le ‘a’ s’impose dans son triangle supérieur. Le ‘g’ continue de me gêner dans cette étude comparative. Le mien présente un œil très étroit en haut ; l’ellipse est, plus encore que le ‘o’ très serrée alors que la boucle fermée en dessous est fort écrasée présentant un fort contraste interne à la lettre. Ceux que j’ai vus ailleurs sont parfois plus brisés dans leur allure et surtout à l’endroit de l’accroche des deux parties fermées.

Bon. On dira que c’est de Granjon.

 

Les grecs


Si j’ai souscrit aux options latin et grec au collège c’est plutôt le fait de mes parents qui m’avaient déjà inscrit en LV1 allemand – si le foyer s’habillait Camif, on ne lisait pourtant pas Télérama… Je retiens un voyage scolaire magnifique et l’émotion encore très prégnante plus de 20 ans après face à l’aurige de Delphes, ses bouclettes, la découpe de ses cils… Troublant. Bref, au-delà d’autres souvenirs tel un joyeux sprint piqué sur le stade (ou le cirque) à Olympie il me reste peu de chose de mes premières académies hellénistiques qui ne devaient pas être reconduites au lycée. Je sais encore déchiffrer l’alphabet. C’est bien peu.

Il est alors assez mal aisé de vraiment apprécier les formes des grecs et c’est bien dommage tant ces glyphes sont un enjeu important du dessin et de la fonte des caractères en ces temps. Garamont, dont il a beaucoup été question dans cet article se distingue d’ailleurs pour ses grecs. Aussi ai-je trouvé sur la toile des spécimens suffisamment bien définis pour que je puisse les verser à l’étude. Les planches en question montrent des matériels de Garamont et Granjon utilisés par Robert Estienne dès 1544. Ce sont donc parmi les premiers grecs « utiles » c’est à dire complets et pratiques. Ces témoins précèdent le rachat par Plantin via Le Bé des équipements à la veuve Garamont.

Malheureusement, la comparaison est quelque peu faussée du fait des corps reproduits sur les dites planches nettement plus grands que les toutes petites formes qui peuplent mes Politiques. Figurent dans le spécimen de chez Estienne : Petit romain (+/- C10), Saint-Augustin, Gros romain et Parangon.

Il faut encore ajouter à cela la distance entre la relative netteté du fac-simile et les frappes écrasantes et baveuses de mon objet imprimé. 

Donc, aussi loin que j’ose m’y risquer, à partir de ce seul point de comparaison et par élimination, mes grecs ne semblent pas être ceux de Garamont ou Granjon. Je crois distinguer des différences assez sensibles sur certaines sorties de lettre, plus contenues dans mes grecs à moi. Les miens paraissent aussi plus « dessinés » quand ceux du spécimen affirment leur caractère cursif. Bon. Je n’arrive pas à voir beaucoup plus loin avec ces seules données et mes maigres compétences à ce stade. Je manque de discernement.

Un souci demeure. Si on lit à tel endroit que les types du Roi n’ont pas quitté le France, la preuve d’achat du matériel de feu Garamont par Plantin mentionne les « letre grecque justifiée par Garamont sur le breviaire » (pour 45 florins) et, plus loin, « Poinsons de petites capitales grecques Breviaires » (pour 6 florins). Le Bréviaire, ou Brevier pour les anglo-saxons, étant l’équivalent du corps Bible (Petit Texte) utilisé majoritairement dans notre livre (voir document présenté plus haut). Plantin possédait donc un jeu de grec de Garamond et le matériel pour frapper les matrices de fonte.

Enfin, les grecs pourraient être de Haultin. Cela collerait en termes de formes. Un inventaire de 1563 atteste du travail de Hautin  pour des grecs en bible20 (notre corps) – c’est d’ailleurs l’une de ses dernières collaborations avec Plantin. La synthèse des achats de 1566 confirme que l’imprimerie les possède. Cette dernière thèse (corroborée par Carter) semble être la plus recevable. Considérant, j’insiste, que je conjugue ici un sens douteux de l’observation et des témoignages plus historiques. On en reste donc au probable.

Pour finir, j’élimine Guyot dont les quelques grecs pour Plantin ne sont pas dans les corps qui nous intéressent – autrement, les archives des transactions avec Guyot sont très éclairantes pour bien comprendre le fonctionnement des achats de polices et leur facturation.







 
N.B.


Voilà bouclé mon premier article et ma première expérience de chercheur amateur. À mon sens, il s’agirait presque plus – aussi incomplet soit-il – d’un exercice de documentation plus que de recherche pure. Je pense que la plupart des hypothèses de mon enquête, de celles que j’assume et des autres que je refuse, sont vérifiées depuis longtemps par les spécialistes et que le mystère que je cultive à tel endroit n’est qu’un jeu de dupe. Mais je ne suis pas tant prescripteur qu’acteur, au sens le plus ingénu, de cet exercice. En effet, j’ai fait le chemin ne possédant pas au départ les acquis ni la culture nécessaire pour vérifier simplement telle donnée. D’ailleurs, je ne suis pas certain encore de ce que j’ai avancé dans cette étude. Il faudrait encore, et pour commencer, que je sacrifie au pèlerinage en terre flamande pour découvrir le fonds Plantin au musée qu’abrite l’ancienne imprimerie à Anvers. Je devrais encore approfondir ma documentation (lire les livres un peu plus loin !) comme j’aurais pu aller en bibliothèque pour présenter mon précieux à certains de ses contemporains pour comparaison. Autant de manquement à la méthode et au devoir du chercheur… Mais ce n’est pas là le but! Puisse cet exercice valoir, modestement, pour démonstration. Pas pour modèle mais pour exemple de ce qu’on peut s’embarquer porté par la curiosité dans ce jeu de pistes et à moindre frais si ce n’est du cœur et du plaisir pour s’engager un minimum. Pour info, côté making-of, seul deux des sources utilisées ornent les rayons de ma propre bibliothèque (Updike et Carter), tous les autres essais ont été consultés voire téléchargés librement en ligne. Internet – avec aussi ma règle typométrique – aura été mon principal pourvoyeur d’info et d’image pour ce papier électronique composé essentiellement depuis chez moi et dans mes temps de loisir. Car c’en est un.  

Ce sera mon crédo pour ce nouveau canal que j’inaugure avec ce post ; partage et curiosité !

Enfin, mais c’est autrement superficiel au regard des prétentions que je viens d’exposer, les formes même de l’exercice et ses modes ne me sont pas toujours familiers. Je ne suis pas un essayiste ni un universitaire – et, sans les exclure, je ne m’adresse pas à eux en première intention. Aussi, les protocoles de notes, légendes et renvois sont encore à peaufiner. Vous m’accorderez bien quelque indulgence à cet endroit.

Bonne lecture et à bientôt pour une nouvelle curiosité graphique à partager !  

*

Notes.

1 Sentiment écrasé depuis par la consultation chez Picard de la deuxième édition du Champ Fleury, la version « massacrée » ou les planches en annexes sont basculées n’importe comment sur des doubles pages parce que les bois gravés ne correspondaient pas au format in8. De surcroit, une moche reliure en cuir venait finir le travail de sape. Mais quand même, c’est touchant…  Il y avait début septembre deux exemplaires sur le marché parisien ; hors budget à ce stade de ma carrière !
2  in Daniel B. Updike, Printing Types, Their History, Forms, and Use, Oak Knoll Press/The British Library, Newcastle, De, USA/Londres, R.-U. 2001. Volume II, p.12 : « (…) that sad mixture of roman and italic, spaced capitals, and Greek quotations, dear to the learned at the date.»
3  C’est là le titre d’un bouquin aussi intéressant que spirituel de Frédéric Lambert paru en 2013 aux éditions Non Standard et que j’ai trouvé aux dernières Puces Typo en mai. Cet Essai sur une sémiotique des images et des croyances, traite du déni de croyance ; ce que l’on sait mais refusons de croire tout-à-fait… Très drôle dans son ton.
4  Lugduno aurait été une ville romaine au nord du Rhin dont l’implantation n’est pas tout à fait déterminée aujourd’hui. Les contemporains de la renaissance ont aimé y associer la ville de Leyde et fantasmer ainsi sur l’Antique… L’épithète batave qualifiant aujourd’hui encore la région du nom d’une ancienne peuplade germaine qui l’occupait plus tôt.
5  Theodore Low De Vinne revient sur une confession de Plantin quant au rapport de Moretus aux affaires comparé à Raphelengien : « My first son-in-law cares for nothing but books, my second knows nothing but business. » Pas très sympa pour Moretus qui, précise De Vinne, possédait ses académies linguistiques et littéraires. In Christophe Plantin & the Plantin Moretus museum at Antwerp, The Grolier Club, New York, 1888, p. 40.
6 Extrait des Archives du Musée Plantin, X, f. 230. et rapporté dans Maurits Sabbe, Plantin, les Moretus et leur œuvre, L. J. Kryn, Bruxelles, 1926, p. 56.

7  in Leon Voet, The golden compasses, The History of the House of Plantin-Moretus. Vangendt & Co, Amsterdam / Routledge & Kegan Paul, London / Abner Schram, New York 1969-1972. Volume 1, pp. 203 à 209. On accède à cet ouvrage via la bibliothèque virtuelle de littérature néérlandaise DBNL : http://www.dbnl.org/tekst/voet004gold01_01/   Cette ressource est, de celles que j’ai consultées, la plus précise quand à l’entreprise de Plantin dans toutes ses dimensions.

8  in Maurits Sabbe, Plantin, les Moretus et leur œuvre. L. J. Kryn, Bruxelles, 1926. Pp 104-105.
 
9  voir à ce propos le catalogue de l’exposition Anvers, ville de Plantin et Rubens, à la Galerie Mazarine en 1954. Ouvrage co-écrit par Leon Voet. Lien Gallica, BNF. 

10  Leon Voet relève l’étonnante similitude entre les deux « couples » Raphelengien/Moretus et Balthasar/Jan II. On a évoqué le regard de Plantin eu égard à ses deux gendres et leurs profils respectifs ; Raphelengien plus proche du livre et Moretus plus attaché au business…
11 À l’instar de Vervielt, j’écrirai Garamont (avec un ‘t’) quand j’évoquerai le personnage et garamond (avec un ‘d’) quand il s’agira du matériel associé. Carter, lui, préfère le ‘d’… Et puis si ça vous embête vous n’avez qu’à lire l’article de Mosley à ce sujet et qui fait autorité : http://typefoundry.blogspot.fr/2011/04/garamond-or-garamont.html  vous pourrez alors soutenir à qui veut l’entendre : moi, c’est comme ça que j’dis !
12  L’article dédié à ces formes de caractères dans le Revival of the fittest de Philip Meggs et Roy McKelvey propose une synthèse suffisamment accessible de cette odyssée souvent alourdie ailleurs,  sacralisée voire sanctuarisée quand pèse le sceau du patrimoine national.
13  Updike, Volume 2, pp. 5 et 6.
14  Harry Carter, A view of early typography up to about 1600, Hyphen Press, Londres, 2002.
15  Les polices étaient en effets facturées par les fondeurs au nombre pour les petits corps et au poids pour les plus grands. Le volume de telle police était évalué à hauteur du projet éditorial et la quantité de chaque glyphe adaptée proportionnellement selon des règles de fréquence moyenne d’usage (variant selon les langues). Le chapitre dédié du Manuel typographique de Fournier (tome I, pp 225 à 291) est très intéressant à cet égard… mais un peu compliqué aussi.
16  Selon Leon Voet, il n’aurait en fait retapé que quelques capitales, alors ‘faut pas s’affoler…
17  Les matériels de l’officine de Raphelengien devaient finalement regagner l’imprimerie principale à Anvers en 1619-20…
18  Ce terme fut un temps associé à un corps particulier. Chez Van der Keere, par exemple, l’expression garamond correspond parfois à une taille proche de 9,4 points (dans nos valeurs actuelles), ce qu’on appelait aussi bourgeoise ou petit romain.
19  Pour être tout à fait précis, seule la Nonpareille (+/- 5,8 Pts) n’a jamais été taillée par Garamont. C’est effectivement le corps des manchettes dans mes Politiques. Haultin en avait gravé et qu’il aurait pu transmettre à la collection de Plantin. À vérifier…
20  cf. Voet ; MA 140 et 141 à l’inventaire du Musée ; mais je ne suis pas encore bien au point avec les nomenclatures d’archives…

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